Jean Lorrain

Âmes d'automne

Publié par Good Press, 2022
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066078300

Table des matières


I
II
INCONSCIENTE
III
UN BAUDELAIRIEN
IV
L'AMOUREUX D'ÉTOFFES
V
FLEUR DE CHLOROSE
VI
RAFFINÉE
VII
FRÈRE ET SŒUR
VIII
L'AVEU
IX
AME DE BOUE
X
CRÉPUSCULE DE FEMME
XI
ILES DE POISSY
XII
FLEURS DE BERGE.—BILLANCOURT
XIII
CELLE QUI S'EN VA
XIV
CELLE QUI RESTE
XV
L'AME-SŒUR
XVI
L'ARAIGNÉE DE CIMETIÈRE
XVII
RÉCURRENCE
XVIII
L'EXOTIQUE
XIX
CHAMBRES D'OCTOBRE
I
XX
CHAMBRE D'OCTOBRE
II
XXI
CONFIDENCE

I

Table des matières
O fins d'automne, hivers, printemps trempés de boue,
Endormeuses saisons, il faut que je vous loue
D'envelopper ainsi mon cœur et mon cerveau
D'un linceul vaporeux et d'un vague tombeau.
Charles Baudelaire.

La tristesse des premières pluies, l'angoisse des jours plus courts et surtout des longues et interminables soirées d'hiver, où le cœur se sent si seul! toute la détresse de cette saison d'adieux et des départs les étreint et les détraque, les pauvres êtres malades et mal armés contre la vie, que la fatigue d'exister déprime et que la névrose obsède.

Voici l'époque monotone où les nerfs des aimants et des sensitifs commencent à se tendre douloureux et à vibrer écorchés, mis à vif dans la mélancolie des couchants de turquoise et des ciels de vieux jade, ces horizons délicieusement nuancés comme d'anciennes étoffes, que les brumes d'octobre disposent au-dessus des silhouettes familières et des coupoles connues des monuments de Paris.

Oh! le gigantesque chandelier de la tour Eiffel, se profilant à jour avec sa précise armature de fer sur les coteaux rouillés de Meudon et de Sèvres, la laque verte trempée de rose de la Seine déjà crépusculaire ou bien, là-bas, tout là-bas, dans un ciel ouaté de nuées couleur de duvet d'eider, avec çà et là des brisures de nacre, les tours de Notre-Dame apparues d'un violet d'améthyste éteinte, d'un violet de pierre rare, d'une douceur infinie, tandis que bombent et miroitent sous un coup de lumière les dômes satinés du Val-de-Grâce et du Panthéon!

Et la pénétrante humidité des avenues, leur frissonnement après l'ondée, le sol défoncé et mou, la chute lente, comme d'un oiseau blessé, des premières feuilles mortes, les feuilles de platane surtout, toutes minces et déjà jaunes, et dans l'air cette odeur fade de fruitier et de moisi!

C'est l'automne.

Et les lourds camions, les fardiers se traînent cahin-caha le long des berges; des brigades de terrassiers bouleversent la chaussée des boulevards, et les voitures de déménagement, lamentables sous leur bâche trempée d'eau et raidie—se suivent à la file à l'entour des gares, comme pour un enterrement.

C'est l'automne.

Dans les faubourgs populeux et mornes, les marchands de marrons ont rallumé leur poêle, tandis que, dans la banlieue, les petits jardinets de villa se pavoisent de fleurs funèbres, or rouillé des chrysanthèmes à côté des velours tuyautés des dahlias et du bleu de renoncement des asters et, là-bas, sous ce rayon de soleil, le gris bleuté des ardoises avivé par la pluie, comme il brille mélancoliquement!

Oui, la voilà bien la saison monotone où les nerfs des sensitifs et des malades se tendent douloureux et vont vibrer à vif dans la détresse des soirs de bourrasque et de pluie, comme les cordes roidies d'un pauvre vieux violon.

Chez toutes et chez tous, le spleen se réveille, le spleen né de l'ennui de vivre, et de la peur d'aimer, et du désir coupable d'aimer, quoi qu'il arrive, et de souffrir encore, et de la rage sourde de savoir tout effort inutile et toute tentative vaine devant l'instinct vainqueur et la fuite irréparable du temps; et avec l'ennui, incrusté comme un crabe en la pauvre cervelle, l'essaim des fantaisies s'essore et bat de l'aile, les honteuses comme les enfantines, les monstrueuses comme les cruelles; en cette louche saison, tous et toutes ont quelque chose de pourri dans le cœur, et voilà pourquoi les cafés et les bouges, les rues suspectes et les équivoques banlieues, comme les tripots et les maisons de filles, s'emplissent et regorgent de clients amateurs et d'indolents rôdeurs en cette morne saison.

Pourquoi on en rencontre tant, à la tombée du jour, qui déambulent le long des quais avec des yeux brillants et vides, des gestes las et d'ambigus sourires, disant le stupre, le lucre et toutes les trahisons. Oh! les rencontres sont mauvaises, les soirs d'octobre, à l'angle de nos ponts! Oh! la main crispée, frémissante, déjà griffe de l'homme que l'ennui pousse au meurtre en exacerbant l'instinct! Oh! les prunelles hagardes, de prière et d'effroi, de la pauvre créature, parfois une honnête femme et même une mondaine, que le spleen implacable entraîne à la luxure, à l'aventure, à quelque chose encore de pire dans l'inconnu et l'imprévu, et cela sans que la misérable proie s'en doute, devenue inconsciente, devenue une autre, une étrangère, dont le péché la fera mourir de honte et d'angoisse demain.

Sans compter tous ceux que la cour d'assises et que l'hôpital guettent, ô pauvres âmes d'automne, victimes d'inéluctables et d'iniques destins!

Comme le ciel saigne étrangement ce soir au-dessus de ce viaduc, et comme les feuilles s'égouttent tristement le long de cette berge, où pétaradent des tirs et beuglent des guinguettes... Il y aura, je parie, encore des suicides aux faits-divers des journaux de demain.

Le Point-du-Jour, 6 octobre 1892.

II

INCONSCIENTE

Table des matières

Oh! les pauvres êtres que la fatigue d'exister déprime et que la névrose obsède!

Celle-là, Rémy de Gourmont l'a rencontrée et notée dans un des plus curieux chapitres de son roman Sixtine.

Et nous aussi, nous l'avons cent fois croisée à la sortie du Louvre, sous les arcades de la rue de Rivoli, l'anonyme détraquée aux yeux comme lointains dans leurs cernes profonds et ombrés de kohl, à la pâleur quasi surnaturelle sous son frimas de veloutine... Mondaine ou fille galante? Est-ce que l'on sait jamais avec les femmes? Mais quelle qu'elle soit et d'où qu'elle vienne, Rémy de Gourmont l'a reconnue entre toutes et en a buriné l'indiscutable signalement, le jour où il l'a peinte avec sa démarche inquiète et zigzaguante, ses gestes de somnambule et la crispation de toute sa pauvre face tourmentée par un inégal abaissement des coins de la bouche et un inégal relèvement des sourcils sur de lourdes paupières, l'une toute distendue, l'autre toute froncée à petits plis.

«Elle était assez grande, maigre, brune, très pâle, écrit-il, et portait bien une toilette plutôt originale, de la dentelle noire en ondes et rien d'éclatant

Les jours de grains, quand l'averse fait rage et met comme d'innombrables et longues baguettes d'eau sale entre le ciel et le macadam, il faut la voir aller et venir à travers la cohue des gens, tassés là par la pluie sous les arcades de la rue de Rivoli.

Elle arpente le trottoir, hésite un instant à un angle, se retrousse comme pour prendre son élan pour traverser la rue, puis, au moment d'ouvrir son parapluie ou de héler un fiacre, revient soudain brusquement sur ses pas, attirée on croirait par les splendeurs d'un étalage: la voici, d'ailleurs, qui s'y arrête et, comme hypnotisée, s'immobilise devant un assortiment de broderies persanes, le front appuyé à la fraîcheur des glaces, les yeux ailleurs, reculés sous les plis des paupières tandis que la bouche entr'ouverte sourit, qu'un bout de langue y pointe au coin mouillé des lèvres et dit crûment d'oser aux hommes qui passent, oui, d'oser prendre à pleines mains cette taille qui se cambre et cette croupe qui s'offre.

Car à cette minute cette femme aux dessous coûteux et parfumés, à la chaussure fine, aux bas à coins brodés de deux louis la paire, est à qui veut la prendre... Sans volonté, sans défense, elle est la proie que peut emmener et posséder tout son saoul, en toute sécurité, dans le premier garni du voisinage ou chez lui, le premier comme le dernier venu. Calicot ou souteneur, clubman égaré là par hasard ou libertin suiveur de femmes (une race d'hommes qui tend pourtant à disparaître); le mâle, à qui cette chair offerte fait envie, n'a qu'à prendre cette misérable par le coude, à lui souffler une obscénité dans la nuque, la pousser dans un fiacre et donner une adresse... ou garder parfois le fiacre tout simplement, et cette femme, la mère de vos enfants, est à ce monsieur, à ce passant, à cet inconnu.

Mais elle, l'épouse adultère?... oh! elle ne se doute même pas de ce qu'elle fait, elle ne saura qu'après: la névrose la travaille, elle est inconsciente, en pleine crise. Si le passant qui l'a remarquée se trouve être, comme le héros de Gourmont, un galant homme ou plutôt un amoureux épris ailleurs et gardé par son amour, il aura pitié, fera monter la malheureuse en voiture, obtiendra son adresse et la reconduira chez elle, et encore en fiacre, aura-t-il à essuyer de l'hystérique d'étranges confidences et de plus étranges propositions encore!

«Je vous dois beaucoup, il faut venir me voir. Vous m'avez sauvée. Voulez-vous être mon médecin? Soyez mon médecin, je vous obéirai bien.» Ou bien: «Mon mari part tous les matins à dix heures, il ne rentre que le soir. C'est, entre nous, un bureaucrate sans idéal. Ah! je ne suis pas comprise.» Et les petites mains de pétrir les vôtres, et les beaux yeux profonds de brasiller.

Si le passant est un jouisseur ou un opportuniste, il y a ce jour-là une infamie de plus de commise dans la chambre à l'heure et au quart d'heure d'un des trois mille et plus, hôtels complaisants de Paris.

Et à quoi a obéi cette femme, qui vient de se prostituer bêtement à un inconnu, sans intérêt et sans plaisir? Car elle n'y a pas même pris plaisir, elle aime quelquefois son mari!