Auguste comte de Villiers de L'Isle-Adam

Isis

Publié par Good Press, 2022
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066081485

Table des matières


CHAPITRE II. Celui qui devait venir.
CHAPITRE III. Promenade nocturne.
Premier aspect de Tullia Fabriana.
CHAPITRE V. Transfiguration.
CHAPITRE VI. Étude d'enfance.
CHAPITRE VII. La bibliothèque inconnue.
CHAPITRE VIII. Isis.
CHAPITRE IX. La présentation.
CHAPITRE X. Le palais enchanté.
CHAPITRE XI. Aventures chevaleresques.
CHAPITRE XII. Fiat nox.
CHAPITRE XIII. Ténèbres.
CHAPITRE XIV. L'éternel féminin.
Cras ingens iterabimus æquor.

CHAPITRE II.
Celui qui devait venir.

Table des matières

Le lendemain, vers neuf heures du soir, le prince Forsiani marchait dans une allée des Casines.

Aujourd'hui, les Casines sont les Champs-Élysées de Florence. On y rencontre des statues cachées dans de vastes murailles de verdure, des animaux rares, de grands arbres taillés et des étrangers de tous les pays. Le château des grands-ducs de Toscane ne date que de 1787. En 1788, époque où nous sommes, il y avait des décombres, des veilleurs armés, des statues clair-semées, et des fanaux bariolés de rouge et de bleu dans le goût vénitien, allumés de distance en distance dans les massifs. D'ailleurs, grand isolement.

Le prince Forsiani marchait dans l'ombre: une bouffée de brise passa dans les feuilles; il jeta un regard autour de lui; certes, il était bien seul.

—Enfin! dit-il avec un soupir, laissons cela.

Dans le carrefour de la grande allée, une lanterne posée sur un amas de pierres éclaira sa figure.

Peu d'instants après, un nouvel arrivant, dont le grand manteau de velours noir se lustrait aux reflets des fallots, s'approchait de lui. Quand l'inconnu fut devant le prince, il ôta sa toque et le salua d'un geste gracieux.

—Bonsoir, mon cher Wilhelm! fit le prince en lui tendant la main.

Et son manteau écarté laissa voir de riches vêtements et les belles proportions d'une haute stature. Des cordons brillaient sur sa poitrine et se rattachaient au ceinturon de son épée. Son visage noble et fier, que les symptômes de la vieillesse prochaine rehaussaient de gravité, paraissait empreint de mélancolie.

Pour Wilhelm, c'était un splendide jeune homme, ayant de longs cheveux bouclés et noirs, un air de douceur et d'insouciance, un teint pâle et de beaux yeux.

—Bonsoir, monseigneur! dit-il, pardonnez-moi de ne pas être le premier au rendez-vous, je devais à ma qualité d'étranger de m'égarer en chemin.

—Votre bras.

Ils prirent le milieu de l'allée.

—Notre belle Gemma vous a-t-elle parlé de cette personne à laquelle je dois vous présenter dans une heure? continua Forsiani.

—La duchesse d'Esperia m'a dit que Votre Altesse pouvait seule...

—Bien. Mais voyons! D'après ce que vous en avez entendu, quelle idée vous faites-vous à ce sujet?

—De la marquise Tullia Fabriana?

—Oui, dit le prince.

Le jeune homme hésita, et répondit:

—Je me représente une femme dont les actions et les paroles commandent le respect, et qui, cependant, laisse une arrière-pensée qui ne satisfait pas.

—Ah! fit le prince.

Et il regarda quelque temps Wilhelm d'un air songeur. Il faisait une demi-obscurité, des ténèbres bleues; les deux promeneurs se voyaient parfaitement sous les arbres.

—Mon cher enfant, dit-il, vous arrivez de votre manoir d'Allemagne; vous avez dix-sept ans; vous savez beaucoup, et le vieux Walter est un précepteur de génie. Vous êtes seul au monde. Vous vous nommez le comte Karl-Wilhelm-Ethelbert de Strally-d'Anthas: vous descendez des Strally-d'Anthas de Hongrie par votre père, et des Tiepoli de Venise par votre mère; deux princes et un doge: c'est au mieux. Vous êtes riche du majorat de votre aïeul; vous êtes brave; vous êtes fort; vous êtes beau comme un de ces soirs italiens, par lesquels de belles dames ne dédaignent pas de commettre un joli rêve; vous arrivez en pleine Italie, à Florence, tenter une fortune de puissance et de gloire; vous avez le bonheur d'être le cousin, bien plus, le protégé de la duchesse d'Esperia. Vous m'êtes recommandé par le souvenir de votre bonne et sainte mère; enfin, vous n'avez qu'à vous montrer pour résumer à un âge, où le commun des hommes n'est pas visible, ce que cinquante ans de luttes et de labeurs accablants ne peuvent donner. Vous avez la jeunesse! Vous pouvez tout demander, tout obtenir, peut-être. Vous vous y prenez d'assez bonne heure pour monter vite au sommet d'une ambition justifiée. Eh bien, moi qui suis prince, et qui ne parais pas avoir trop à me plaindre de ce monde où vous entrez, je vous eusse dit, si, d'après une vingtaine de paroles, je n'avais pas trouvé dans votre nature quelque chose de solide et d'inné, je vous eusse dit: Retournez dans votre manoir, épousez quelque jeune fille vertueuse et simple, bénissez le Dieu qui vous a fait ce loisir; aimez, rêvez, chantez, chassez, dormez, faites un peu de bien autour de vous, et surtout n'oubliez pas de secouer la poussière de vos bottes, sur la frontière, de crainte d'en empoisonner vos forêts, vos montagnes et votre vie.

Comprenez-vous?

—Ne voulez-vous pas m'effrayer, monseigneur? dit Wilhelm, assez interdit de cette conclusion. En admettant que je risque la vie, je suis seul au monde.

Il y eut un moment de silence.

—Et puis, on ne meurt qu'une fois! ajouta le jeune homme avec insouciance.

—Vous croyez? dit le prince. A votre âge les mots n'ont qu'un sens vague, et plus tard, lorsqu'on en voit la profondeur, le coeur se sert de stupeur et de dégoût. Vous ignorez les froides et cruelles bassesses, les trahisons envenimées et leurs milliers de complications aboutissant à l'ennui quotidien; les amitiés envieuses, haineuses et souriantes; les trames perfides où l'on perd l'amour et la foi, souvent l'honneur et la dignité, sans qu'on sache pourquoi ni comment cela se fait. Ah! vous êtes heureux! Laissez aux passions le temps de venir, et vous comprendrez. Vous croyez, vous dont le cœur s'épanouit de bienveillance et de bonté, vous pensez qu'on va s'intéresser à vous? Dans le monde, on ne s'intéresse qu'à ceux que l'on redoute, et vous trouverez, sous les dehors les plus attrayants, l'indifférence et la méchanceté. Songez que vous allez nuire à beaucoup de personnes, par cela même que vous êtes riche, que vous êtes jeune, que vous êtes noble, c'est-à-dire par toutes les qualités qui semblent devoir vous faire aimer. Au lieu de soleil, nous avons des lustres; au lieu de visages, des masques; au lieu de sentiments, des sensations. Vous vous attendez à des hommes, à des femmes, à des jeunes gens? Ceux qui nient les spectres ne connaissent pas le monde. Mais passons. Vous êtes d'étoffe à résister; cela suffit.

Le vieux courtisan parlait d'une manière si naturelle, que le jeune homme en tressaillit légèrement.

—Votre Altesse daignera l'avouer, du moins: les deux premiers visages que j'ai rencontrés démentent passablement le tableau qu'elle vient de me faire des autres; n'est-ce pas de bon augure pour l'avenir?

—Ne me remerciez pas, Wilhelm! continua Forsiani. J'ai connu votre mère autrefois,—je vous le dis encore,—et, ne fut-ce pour votre distinction et votre charmant courage, je vous aimerais pour elle. Vous allez être mis, ajouta le prince, en présence d'une femme d'un esprit hors ligne et d'une influence exceptionnelle. Peu de gens la connaissent; on en parle peu: c'est cependant, j'en suis persuadé, la femme la plus puissante de l'Italie, à cette heure. On essaie de la circonvenir, mais elle cache son âme et sa pensée avec un inviolable talent. Comme elle possède l'intuition des physionomies à un degré, voyez-vous, mon enfant, que l'on n'atteint pas, elle vous définira juste et vite. Soyez devant elle ce que vous êtes; soyez naïf, soyez simple: elle est au-dessus des autres: donc, elle peut éprouver encore un sentiment humain. Si vous avez le bonheur d'éveiller en elle un mouvement de sympathie, amitié, bienveillance, amour, n'importe, vous n'aurez qu'à vous laisser un peu conduire les yeux bandés, vous arriverez où bon vous semblera. Je lui ai parlé de vous.

—Ah! dit le comte.

Forsiani le regarda.

—Ce qui m'a surpris, continua-t-il, c'est le regard clair et inaccoutumé dont elle accompagna sa phrase: «Amenez-le moi,» et l'attention inusitée qu'elle parut prendre à ce fait de votre récente arrivée à Florence. Elle avait quelque chose de changé dans le son de sa voix. Je ne lui connaissais pas cette manière, et je fus assez étonné de ce brusque intérêt pour une chose d'importance secondaire. Enfin, je crois qu'elle désire vous voir, et c'est un rare mérite qu'elle vous donne là.

—Est-il possible! s'écria radieusement Wilhelm.

Il avait une question sur les lèvres, mais il n'osa pas interrompre le prince, qui le devina.

—Elle paraît vingt-quatre ans, ajouta Forsiani; elle en a de vingt-six à vingt-sept. Il est difficile de se figurer une femme plus belle. C'est une blonde, avec un teint blanc comme cette statue; des yeux noirs, d'une expression admirable! Vous serez charmé de la merveilleuse distinction de ses traits et de la douceur extraordinaire de sa voix. La simplicité de ses paroles vous semblera d'abord très naturelle et d'un grand laisser-aller; puis, en y regardant de près, vous verrez quelle exactitude mesurée, quelle sûreté d'elle-même elle garde au plus fort de cet apparent laisser-aller. C'est la plus haute supériorité humaine, mon cher enfant; l'esprit, constamment maître de lui, reste toujours maître des autres. On ne lui a jamais connu ni soupçonné d'amants. Une chose à remarquer, c'est que, malgré les passions qu'elle doit exciter, malgré sa réputation intacte, son âme supérieure, sa grande fortune, sa noblesse et sa beauté, nul ne l'a demandée en mariage, je le crois,—à l'exception d'un seul (qui a été fort poliment éloigné, il est vrai);—vous le connaissez, c'est le gentilhomme anglais qui tenait contre vous hier au soir.

—Lord Seymour?... s'écria Wilhelm.

—Plus bas, cher Wilhelm; il est inutile qu'on nous entende. Oui, lord Henri Seymour. Que pensez-vous de ce gentilhomme?

—Je me sens moins attiré vers lui que vers tout le monde, je l'avoue, dit naïvement le comte.

—Et c'est à lui que vous vous êtes adressé d'abord, continua le prince... Oui, je crois à de certaines fatalités... —Si vous êtes le bienvenu chez la marquise Fabriana, prenez garde à lord Henri; c'est un homme à projets fins et violents, malgré sa froideur. Il a diverses façons contenues qui m'ont appris du nouveau sur son caractère. Je regrette de ne pouvoir abandonner, pour veiller sur vous, la mission dont je suis chargé, car je vous aime comme mon enfant, et je crains qu'il vous arrive malheur. Il est heureux que la duchesse Gemma vous ait donné ses bonnes grâces... c'est une femme d'expérience qui m'avertirait... Voici, dans tous les cas, l'adresse d'un homme assez inconnu, qui pourra vous renseigner sur la valeur d'une épée bien maniée. Vous vous présenterez de ma part.

Ils s'arrêtèrent sous les feuillages, éclairés par un fallot. Le prince traça deux lignes à tâtons sur son genou. Wilhelm serra le bout de papier dans son pourpoint. S'il eût été donné à quelqu'un de pouvoir lire dans son âme en ce moment, il y aurait vu l'étonnement le plus profond des paroles et des manières de Forsiani.

—Ah! c'est que vous me trouvez démasqué, mon cher comte, dit en riant le prince, qui le comprenait. Marchons un peu de ce côté, ajouta-t-il; voilà neuf heures et demie, et il me reste beaucoup à vous dire encore.

—Monseigneur, que vous êtes bon pour moi! comme je vous aime!

—Allons, merci! fit le prince. Je vous avoue, cher enfant, que je ne serais pas fâché de trouver un peu d'amitié sincère avant de mourir.

Et ils reprirent leur promenade sous les grands arbres.

CHAPITRE III.
Promenade nocturne.

Table des matières

—Voici en peu de mots l'histoire de la noblesse assez étrange de Fabriana, continua le prince. Il est bon que vous la connaissiez. Tullia Fabriana descend, par les femmes, des Fabriani vénitiens, dont sa famille a pris le nom, et, par les hommes, des Visconti de Pise, lesquels ne sont liés d'aucune parenté avec ceux de Milan. Les chefs principaux de cette haute maison furent deux jeunes aventuriers, Lamberto et Ubaldo Visconti, qui, par une belle journée de l'an de grâce 1192, je crois, s'ennuyant de vivre inconnus, vinrent, avec une poignée de paysans, conquérir à peu près tout le sud de la Sardaigne. Ce n'est guère plus difficile que cela pour les hommes d'énergie de tous les siècles. Il y a même à ce sujet une petite histoire: le pape Innocent III, prétextant des droits délégués par on ne sait trop qui, ou revendiquant la conquête et l'autorité de deux sujets dont il se préoccupait beaucoup moins la veille, ou faisant purement et simplement de cet admirable fait d'armes une question de scribes et de douanes, réclama d'eux la rémission des villes conquises. Il y eut hésitation. Bref, les Visconti refusèrent. Ce fougueux pontife les excommunia.

Devant ce fait, à pareille époque, ils n'avaient que deux partis à prendre: se soumettre, ou feindre une soumission, et, dans ce dernier cas, revenir en Italie en traînant leurs petites troupes, débarquer sur différents points, marcher la nuit, cerner le Très Saint Père, l'enlever par surprise, incendier le Vatican et en finir en s'instituant et s'affirmant, de leur chef, plénipotentiaires des droits de l'Église et souverains d'Italie. Ils ne risquaient rien, étant déjà mis au ban de la dignité humaine par la bulle qui pesait sur eux. Encourir la captivité, la torture et la mort? De tels soldats ne tiennent pas à se laisser prendre vivants! Soulever contre eux une demi-douzaine de rois et le clergé d'Europe? Peut-être. En regardant de près l'histoire de ce temps-là, on se demande s'ils n'auraient pas rencontré plus de partisans que d'ennemis. Mais c'est difficile à oser, même pour les Henri IV d'Allemagne.—Lamberto Visconti se soumit (ces hommes d'épée!); ce fut seulement Grégoire VI qui leva l'excommunication. Un ingénieux contrat fut stipulé. Lamberto épousa une certaine Gherardesca, proche parente du pape. Ubaldo, rebelle, créa le judicat des sept villes, là-bas, en Sardaigne, et gouverna. Cela causa deux partis, dont le foyer vint se centraliser à Florence, et voilà l'origine peu connue de cette lutte des Gibelins et des Guelfes. Je vous ai raconté cette histoire non seulement pour vous faire apprécier l'excellence de la noblesse de Tullia Fabriana, mais aussi pour vous indiquer, en passant, comment les coups de main, en apparence les plus dévergondés, deviennent des coups d'État, et finissent par s'accepter, s'enchaîner et se mêler d'une manière à la fois simple et bizarre, avec la fluctuation générale.—Je vous prie, mon cher enfant, de ne point conclure de ceci que je ne suis pas chrétien. Ces circonstances ne touchent le dogme éternel en aucune manière, et, sans vouloir même sous-entendre les Alexandre VI, les Urbain V, les Jules II et le reste, il y en a, vous le savez, de beaucoup moins tolérables dans l'histoire universelle: une croyance qui, malgré tant de scandales, subsiste depuis tant de siècles, et trouve tous les jours des martyrs, prouve par cela qu'elle signifie quelque chose; et cette bande d'escrocs, loin de servir d'arguments contre elle, démontre la solidité de son trône. Je racontais avec impartialité; voilà tout.

—Merci, monseigneur, dit Wilhelm.

N'était-ce pas encore un singulier chrétien que M. l'ambassadeur?

—Outre ces deux hommes de guerre, continua le prince Forsiani, notre marquise compte un bon nombre de noms illustres, inscrits au livre d'or de Venise et sur les annales d'Italie. Elle mène une vie de solitude, reçoit peu et voyage quelquefois. Elle est seule au monde, comme vous, mais depuis sept ou huit ans. Sa mère était une femme très simple. De son vivant, je les ai vues sympathiser. La marquise n'en parle jamais, non plus que de sa famille: elle semble, chose assez surprenante, avoir oublié l'une et l'autre. Je sais qu'elle donne une grande part de sa fortune en aumônes: c'est de la bonté; mais il y a dans sa vie, peut-être, des secrets moins ordinaires. Je ne la crois pas incapable de grandes actions. Puisse-t-elle, comme je l'espère, vous prendre en amitié!

Dix heures moins un quart sonnèrent au palais Pitti.

—Maintenant, Wilhelm, je vais vous donner quelques conseils pratiques; vous les prendrez comme paroles d'un homme qui vous aime, et en qui bien des choses se sont finies. Je pars dans cinq ou six heures: je suis d'un âge où l'on peut douter de revoir ceux que l'on quitte... Il est de nécessité que je vous mette un peu sur vos gardes contre l'existence. En deux mots, voici la manière à suivre, si vous voulez arriver haut et vite, quoiqu'il advienne, et si vous voulez rester digne de votre ambition. Vous ne ressemblez pas à la plupart des jeunes gens de votre âge, sans cela j'eusse commencé par vous dire: «Mon cher comte, je n'ai pas de conseils à vous donner. S'il vous reste assez de santé et de conscience, dans un an d'ici, pour réfléchir sur vous-même et que j'aie le plaisir de vous retrouver encore, j'aurai peu de chose à vous apprendre. Vous aurez acquis, dans cette année d'étourdissements, le regard théorique de l'existence; mais comme le sens de la vérité sera totalement ébranlé dans votre cœur, je vous souhaiterai du courage. Quant à présent, bien du bonheur et adieu.» J'eusse parlé de la sorte. Vous, mon enfant, je puis vous conseiller. Oh! je comprends la jeunesse et je ne puis trouver fâcheux de se délasser quelquefois, de se laisser aller à jouir de ses vingt ans. On n'a vingt ans que peu de jours; mais la vie importante est celle dont les actions ne troublent pas notre dignité, renforcent le sentiment sublime de notre espérance, nous donnent la sérénité intérieure et nous autorisent, par cela même, à prendre confiance dans la mort. C'est de cette existence aux luttes difficiles que je désire vous parler.

Vous allez avoir affaire à des hommes qui s'estiment presque tous capables de changer la face du monde et dont chacun se pense plus que le voisin, ce qui, vu de près, constitue le plus clair de l'apparente égalité universelle.—Si l'on vous trouve jeune, ne dites rien; mais pesez le résultat social et pratique de l'homme qui vous trouvera jeune, vous serez étonné de voir comme c'est, presque toujours, nul ou infime. N'écoutez pas tous ces gens qui voient les choses de haut; ils les voient de si haut, qu'ils finissent par ne plus rien distinguer. Ne vous laissez jamais éblouir par leurs affirmations. Décomposez, en pensée, chacun des termes qui les énoncent, et la plupart du temps vous trouverez l'ensemble niais ou naïf. Souvent vous entendrez un homme dire cependant une chose profonde, et vous le verrez divaguer une minute après. Le dernier venu peut dire des choses profondes! C'est de les unir entre elles qui est difficile. Celui qui le fait, par exemple, est un homme. Si vous avez intérêt dans une discussion à suites sérieuses (n'en faites jamais d'autres) à ce qu'un tel ou un tel ne parle pas longtemps contre vos idées, prenez-le par un petit détail désagréable de sa conduite ou de sa vie privée: ne craignez pas d'entrer là-dedans, sans façon, en maître; et faites voir des spectacles inattendus en dilatant cet ennuyeux détail: on terrasse des lions avec des riens pareils. Je regrette de ne pas faire cette expérience devant vous, pour vous montrer ce qui en résulte; mais ceci n'étant qu'une question de tact, vous devez comprendre les mille manières gracieuses dont cela s'entoure. Si vous tenez à ce que votre avis soit accepté, sachez ceci: qu'avoir raison, c'est avoir plus raison. Quel but vous proposez-vous? Amener à vos vues? Ne commencez donc jamais par blesser autrui d'une dénégation absolue de son avis. Dites ce qu'il dit, et si vous avez l'au-delà, faites-le lui voir. Il y viendra de lui-même; mais il mourra sur la brêche plutôt que de démordre que vous avez tort, si vous commencez par nier ce qu'il dit. Ne vous emportez donc jamais! dans aucune circonstance! Si vous n'êtes plus maître de vos paroles, comment le serez-vous des paroles d'autrui?

Wilhelm écoutait toutes ces choses simples avec une grande attention. La nuit s'avançait dans le ciel. Le prince continua paisiblement:

—Et puis, comte, il faut avoir de la charité, voyez-vous; la charité, c'est le respect du prochain. En respectant l'homme, même le plus tombé, vous en ferez votre chien, si vous voulez, tant le sentiment de sa noblesse est élevé chez l'homme. Pour arriver à respecter tout homme ayant agi d'une manière révoltante, il n'y a qu'à se faire ce dilemme: ou cet homme avait une raison pour commettre tel acte misérable, ou il n'en avait pas. S'il n'en avait pas, c'est un fou qu'il faut plaindre et non juger, ni mépriser;—s'il en avait une, il est bien évident que moi, doué de raison comme lui, également homme, si j'avais été placé dans les mêmes conditions et circonstances que lui, si j'avais été poussé par les mêmes mobiles que lui, j'aurais fait comme lui, puisqu'il a fait cela d'après une raison.

Ne jugez donc jamais l'homme et respectez-le toujours, quoi qu'il ait fait. Jugez seulement l'action, parce qu'il faut bien statuer sur quelque chose pour vivre sociable, et passez outre. Essayer de retrouver les mobiles n'est pas possible; d'ailleurs, c'est inutile et insondable; c'est d'un autre monde que le nôtre. Il faut respecter l'homme parce qu'on est homme et qu'on doit respecter son humanité dans celle d'autrui.