Comte Auguste de Villiers de L'Isle-Adam

L'Ève future

Publié par Good Press, 2022
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066083779

Table des matières


LIVRE PREMIER
M. EDISON
I
Menlo Park
II
Phonograph's papa
III
Les Lamentations d'Edison.
IV
Sowana
V
Résumé du soliloque
VI
Des bruits mystérieux
VII
Une dépêche!
VIII
Le songeur touche un objet de songe
IX.
Rétrospectivité.
X
Photographies de l'Histoire du monde.
XI
Lord Ewald
XII
Alicia
XIII
Ombre
XIV
Comme quoi le fond change avec la forme
XV
Analyse
XVI.
Hypothèse
XVII
Dissection
XVIII
Confrontation
XIX
Remontrances
LIVRE DEUXIÈME
LE PACTE
I
Magie blanche
II
Mesures de sûreté
III
Apparition
IV
Préliminaires d'un prodige
V.
Stupeur
VI
Excelsior!
VII
Hurrah! Les savants vont vite!
VIII
Temps d'arrêt
IX
Plaisanteries ambigües
X
Così fan tutte
XI
Propos chevaleresques
XII
Voyageurs pour l'Idéal:--bifurcation!
LIVRE TROISIÈME
L'EDEN SOUS TERRE
I
Facilis descensus Averni
II
Enchantements
III
Chant des oiseaux
IV
Dieu
V
Électricité
LIVRE QUATRIÈME
LE SECRET
I
Miss Evelyn Habal
II
Côtés sérieux des caprices
III
L'ombre de l'upa.
IV
Danse macabre
V
Exhumation
VI
Honni soit qui mal y pense!
VII
Eblouissement
LIVRE CINQUIÈME
HADALY
I
Première apparition de la Machine dans l'Humanité.
II
Rien de nouveau sous le soleil
III
La Démarche.
IV
L'éternel Féminin.
V
L'Equilibre
VI
Saisissement
VII
Nigra sum, sed formosa
VIII
La Carnation
IX
La bouche de rose et les dents de perle
X
Effluves corporels
XI
Uranie
XII
Les Yeux de l'esprit
XIII
Les Yeux physiques
XIV
La Chevelure
XV
L'Épiderme
XVI.
L'Heure sonne
LIVRE SIXIEME
... ET L' OMBRE FUT!
I.
On soupe chez le magicien
II.
Suggestion
III
Importunités de la Gloire
IV
Par un soir d'éclipse
V
L'Androsphynge
VI
Figures dans la nuit
VII
Luttes avec l'Ange
VIII
L'Auxiliatrice
IX
Révolte
X
Incantation
XI.
Idylle nocturne
XII.
Penseroso
XIII
Explications rapides
XIV
L'adieu
XV
Fatum

LIVRE PREMIER

M. EDISON

Table des matières


I

Menlo Park

Table des matières
--«Le jardin était taillé comme une belle femme
«Étendue et sommeillant voluptueusement
«Et fermant les paupières aux cieux ouverts:
«Les champs de l'azur du ciel étaient rassemblés correctement
«Dans un cercle orné des fleurs de la lumière;
«Les iris et les rondes étincelles de rosée
«Qui pendaient à leurs feuilles azurées, apparaissaient
«Comme des étoiles clignotantes qui pétillent dans le bleu du soir.»
GILES FLETCHER


A vingt-cinq lieues de New York, au centre d'un réseau de fils électriques, apparaît une habitation qu'entourent de profonds jardins solitaires. La façade regarde une riche pelouse traversée d'allées sablées qui conduit à une sorte de grand pavillon isolé. Au sud et à l'ouest, deux longues avenues de très vieux arbres projettent leurs ombrages supérieurs vers ce pavillon. C'est le n° 1 de la cité de Menlo Park.--Là demeure Thomas Alva Edison, l'homme qui a fait prisonnier l'écho.

Edison est un homme de quarante-deux ans. Sa physionomie rappelait, il y a quelques années, d'une manière frappante, celle d'un illustre Français, Gustave Doré. C'était presque le visage de l'artiste traduit en un visage de savant. Aptitudes congénères, applications différentes. Mystérieux jumeaux. A quel âge se ressemblèrent-ils tout à fait? jamais, peut-être. Leurs deux photographies d'alors, fondues au stéréoscope, éveillent cette impression intellectuelle que certaines effigies de races supérieures ne se réalisent pleinement que sous une monnaie de figures, éparses dans l'Humanité.

Quant au visage d'Edison, il offre, confronté avec d'anciennes estampes, une vivante reproduction de la médaille syracusaine d'Archimède.

Or, un soir de ces derniers automnes, vers cinq heures, le merveilleux inventeur de tant de prestiges, le magicien de l'oreille (qui, presque sourd lui-même, comme un Beethoven de la Science, a su se créer cet imperceptible instrument--grâce auquel, ajusté à l'orifice du tympan, les surdités, non seulement disparaissent, mais dévoilent, plus affiné encore, le sens de l'ouïe--), Edison, enfin, s'était retiré au plus profond de son laboratoire personnel, c'est-à-dire en ce pavillon séparé de son château.

Ce soir-là, l'ingénieur avait donné congé à ces cinq acolytes, ses chefs d'atelier,--ouvriers dévoués, érudits et habiles, qu'il rétribue en prince et dont le silence lui est acquis. Assis en son fauteuil américain, accoudé, seul, le havane aux lèvres--lui si peu fumeur, le tabac changeant en rêveries les projets virils,--l'oeil fixe et distrait, les jambes croisées, enveloppé de son ample vêtement, légendaire déjà, de soie noire aux glands violâtres, il paraissait perdu en une intense méditation.

A sa droite, une haute fenêtre, grande ouverte sur l'Occident, aérait le vaste pandémonium, laissant s'épandre sur tous les objets une brume d'or rouge.

Çà et là s'ébauchaient, encombrant les tables, des formes d'instruments de précision, des rouages aux mécanismes inconnus, des appareils électriques, des télescopes, des réflecteurs, des aimants énormes, des matras à tubulures, des flacons pleins de substances énigmatiques, des ardoises couvertes d'équations.

Au dehors, par delà l'horizon, le couchant, trouant de lueurs et de rayons d'adieu les lointains rideaux de feuillages sur les collines du New Jersey boisées d'érables et de sapins, illuminait, par instants, la pièce d'une tache de pourpre ou d'un éclair. Alors saignaient, de tous côtés, des angles métalliques, des facettes de cristaux, des rondeurs de piles.

Le vent fraîchissait. L'orage de la journée avait détrempé les herbes du parc--et aussi avait baigné les lourdes et capiteuses fleurs d'Asie épanouies dans leurs caisses vertes, sous la fenêtre. Des plantes séchées, suspendues aux poutres entre les poulies, dégageaient, galvanisées par la température, comme un souvenir de leur vie odorante d'autrefois, dans les forêts. Sous l'action subtile de cette atmosphère, la pensée, habituellement forte et vivace, du songeur--se détendait et se laissait insensiblement séduire par les attirances de la rêverie et du crépuscule.


II

Phonograph's papa

Table des matières
«C'est lui!... Ah! dis-je en ouvrant de grands
yeux dans l'obscurité: c'est l'Homme au sable!...»

HOFFMANN, Contes nocturnes.


Bien que son visage aux tempes grisonnantes donne toujours l'idée d'un enfant éternel, Edison est un passant de l'école sceptique. Il n'invente, dit-il, que comme le blé pousse.

Froid et se rappelant des débuts amers, il a le sourire chèrement payé de ceux dont la seule présence dit au prochain: «--Deviens, je suis.»--Positif, il n'estime les théories les plus spécieuses qu'une fois dûment incarnées dans le fait. «Humanitaire», il tire plus de fierté de ses labeurs que de son génie. Sagace, toutefois, lorsqu'il se compare, il désespère d'être dupe. Sa manie favorite consiste à se croire un IGNORANT, par une sorte de fatuité légitime.

De là cette simplicité d'accueil et ce voile de franchise rude,--parfois, même, d'apparence familière,--dont il enveloppe la glace réelle de sa pensée. L'homme de génie avéré, qui eut l'honneur d'être pauvre, évalue toujours, d'un coup d'oeil, le passant qui lui parle. Il sait peser au carat les mobiles secrets de l'admiration, en nettifier la probité et la qualité, en déterminer le degré sincère, jusqu'à des approximations infinitésimales. Et le tout à l'éternel insu de l'interlocuteur.

Ayant prouvé de quel ingénieux bon sens il est doué, le grand électricien pense avoir conquis le droit de plaisanter, fût-ce vis-à-vis de lui-même, en ses privées méditations. Là, comme on aiguise un couteau sur une pierre, il affile son esprit scientifique sur de durs sarcasmes dont les étincelles pleuvent jusque sur ses propres découvertes. Bref, il feint de tirer sur ses troupes; mais ce n'est le plus souvent qu'à poudre et pour les aguerrir.

Donc, victime volontaire des charmes de cette pénétrante soirée, Edison, se sentant en humeur de récréation, savourait paisiblement l'excellente fumée de son havane sans sa refuser à la poésie de l'heure et de la solitude, de cette chère solitude que le propre des sots est de redouter.

Comme un simple mortel, il s'abandonnait même, par délassement, à toutes sortes de réflexions fantaisistes et bizarres.


III

Les Lamentations d'Edison.

Table des matières
«Toute tristesse n'est qu'un amoindrissement de soi.»
SPINOSA.


Il se parlait à voix basse:

--Comme j'arrive tard dans l'Humanité! murmurait-il. Que ne suis-je l'un des premiers-nés de notre espèce!... Bon nombre de grandes paroles seraient incrustées, aujourd'hui, ne varietur,--(sic),--textuelles, enfin, sur les feuilles de mon cylindre, puisque son prodigieux perfectionnement permet de recueillir, dès à présent, les ondes sonores à distance!... Et ces paroles y seraient enregistrées avec le ton, le timbre, l'accent du débit et même les vices de prononciation de leurs énonciateurs.

Sans prétendre au cliché galvanoplastique du «Fiat lux!» exclamation proférée, paraît-il, voici tantôt soixante-douze siècles (et qui, d'ailleurs, à titre de précédent immémorial, controuvée ou non, eût échappé à toute phonographie), peut-être m'eût-il été permis,--par exemple, un peu après la mort de Lilith et pendant le veuvage d'Adam,--de saisir et d'empreindre, dissimulé derrière quelque fourré de l'Eden, tout d'abord le sublime soliloque:--«Il n'est pas bon que l'Homme soit seul!»--puis l'Eritis sicut dii! le Croissez et multipliez!... enfin le sombre quolibet d'Elohim: Voici Adam devenu comme l'un de nous:--etc!... Plus tard, une fois le secret de ma plaque vibrante bien répandu, n'eût-il pas été doux à mes successeurs de phonographier, au fort du paganisme, par exemple le fameux: A la plus belle!... le Quos ego!... les Oracles de Dodone,--les Mélopées des Sybilles?... etc. Tous les dires importants de l'Homme et des Dieux, à travers les âges, eussent été gravés ainsi, d'une manière indélébile, en de sonores archives de cuivre: de sorte qu'ultérieurement le doute n'eût jamais été possible sur leur authenticité.

Même parmi les bruits du passé, combien de sons mystérieux ont été perçus par nos prédécesseurs et qui, faute d'un appareil convenable pour les retenir, sont tombés à jamais dans le néant?... Qui pourrait, en effet, de nos jours, se former une notion exacte--par exemple du Son des trompettes de Jéricho?... du Cri du taureau de Phalaris?... du Rire des augures... du Soupir de Memnon à l'aurore?... etc.

Voix mortes, sons perdus, bruits oubliés, vibrations en marche dans l'abîme et désormais trop distantes pour être ressaisies!... Quelle flèche atteindrait de tels oiseaux?

Edison toucha négligemment un bouton de porcelaine, contre le mur, auprès de lui. Un éblouissant jet bleu, parti d'une vieille pile faradique, à dix pas de son fauteuil, et capable de foudroyer une certaine quantité d'éléphants, traversa, de son dissolvant éclair, un bloc de cristal--puis disparut dans le même cent-millième de seconde.

--Oui, continuait en son nonchaloir le grand mécanicien, j'ai bien cette étincelle... qui est au son ce que la levrace vierge est au chélonien: elle pourrait accorder une avance de cinquante siècles et plus, dans les gouffres, aux anciennes vibrations parties de la terre!... mais, sur quel fil, sur quelles traces la dépêcher vers elles?... Comment lui apprendre à les rapatrier, une fois ressaisies? à les rabattre sur le tympan de leur chasseur?... Cette fois le problème semble, au moins, insoluble.

Edison secoua mélancoliquement, du bout de son petit doigt, la cendre de son cigare:--après un silence, il se leva, non sans un sourire, et se mit à faire les cent pas dans le laboratoire.

--Et penser qu'après six mille et quelques années d'une lacune aussi préjudiciable que celle de mon Phonographe, reprit-il, quantité de lazzis, émanés de l'indifférence humaine, ont salué l'apparition de mon premier essai!... «Jouet d'enfant!» grommelait la foule. Certes, je sais que, prise à l'improviste, quelques jeux de mots lui sont d'un soulagement indispensable et lui donnent le temps de se remettre... Cependant, à sa place, en fait de jeux de mots, je me fusse, du moins, efforcé d'en parfaire quelques-uns d'un aloi supérieur à celui des grossiers calembours qu'elle n'a pas rougi de risquer à mon sujet.

Ainsi, j'eusse blâmé, par exemple, le Phonographe, de son impuissance à reproduire, en tant que bruits, le bruit... de la Chute de l'Empire romain... les bruits qui courent... les silences éloquents... et, en fait de voix, de ce qu'il ne peut clicher ni la voix de la conscience?... ni la voix--du sang?... ni tous ces mots merveilleux qu'on prête aux grands hommes... ni le Chant du Cygne... ni les sous-entendus... ni la Voie lactée? non! Ah! je vais trop loin.--Seulement pour satisfaire mes semblables, je sens bien qu'il faut que j'invente un instrument qui répète avant même qu'on ait parlé,--ou qui, si l'expérimentateur lui souffle: «Bonjour, monsieur!» réponde: «Merci, comment vous portez-vous?» Ou qui, s'il arrive qu'un oisif éternue dans l'auditoire, lui crie: «A vos souhaits!» ou: «Dieu vous bénisse!» etc.

Ils sont étonnants, les hommes.

J'accorde que la voix de mes premiers phonographes avait l'air d'être, en effet, celle de la Conscience parlant avec la pratique de Polichinelle; mais l'on pouvait attendre, que diable! avant de se prononcer si lestement, que le Progrès les eût rendus ce qu'aux premières plaques de Nicéphore Niepce ou de Daguerre, sont les épreuves photochromiques ou héliotypiques actuelles.

--Eh bien, puisque la monomanie du doute est inguérissable à notre égard, je tiendrai secret, jusqu'à nouvel ordre, le surprenant, l'absolu perfectionnement que j'ai découvert!...--et qui est là, sous terre!--ajouta Edison en frappant légèrement du pied.--J'écoulerai, de la sorte, pour cinq ou six millions de vieux phonographes--et puisque l'on veut rire... je rirai le dernier.

Il s'arrêta, songea quelques secondes, puis:

--Bah! conclut-il avec un mouvement d'épaules: en résumé, il y a toujours du bon dans la folie humaine.--Laissons là de vaines plaisanteries.

Tout à coup, un chuchotement clair, la voix d'une jeune femme parlant tout bas, murmura près de lui:

--Edison?


IV

Sowana

Table des matières
Comment s'étonner de quelque chose.
LES STOÏCIENS.


Cependant, pas même une ombre n'était là.

Il tressaillit.

--Vous, Sowana? demanda-t-il à haute voix.

--Oui.--Ce soir, j'avais soif du beau sommeil! J'ai pris l'anneau: je l'ai au doigt. Ce n'est pas la peine d'élever votre son de voix habituel: je suis auprès de vous--et, depuis quelques minutes, je vous entends jouer avec des mots, comme un enfant.

--Et, physiquement, où êtes-vous?

--Étendue sur les fourrures, dans le souterrain, derrière le buisson des oiseaux. Hadaly paraît sommeiller. Je lui ai donné ses pastilles et son eau pure, de sorte qu'elle est toute... ranimée.

La voix,--rieuse sur cette dernière parole,--de l'être invisible que l'électricien venait d'appeler Sowana, bruissait, toujours discrète et basse, en une patère des rideaux violacés. Celle-ci formait plaque sonore et frémissait sous un chuchotement lointain apporté par l'électricité: c'était un de ces nouveaux condensateurs, inventés d'hier à peine, où le prononcé des syllabes et le timbre des voix sont distinctement transmis.

--Dites-moi, mistress Anderson, reprit Edison après un instant de songerie,--en ce moment seriez-vous sûre d'entendre ce qu'une autre personne me dirait ici?

--Oui, si vous le redisiez vous-même, très bas, entre les lèvres, au fur et à mesure: la différence de l'intonation, dans vos réponses, me ferait comprendre le dialogue.--Vous voyez: je suis un peu comme l'un des génies de l'Anneau, dans les Mille et une Nuits.

--En sorte, que si je vous priais de relier le fil téléphonique, avec lequel vous me parlez en ce moment, à la personne de notre jeune amie, le miracle dont nous avons parlé se produirait?

--Sans aucun doute. C'est une chose prodigieuse d'ingéniosité et d'idéal, mais toute naturelle, ainsi réalisée.

Voici:--vous, pour que je vous entende, en l'état mixte et merveilleux où je suis, toute saturée du fluide vivant accumulé en votre anneau, vous n'avez nul besoin de téléphone; mais pour que vous m'entendiez, vous, ainsi que tel de vos visiteurs, ne faut-il pas que le téléphone, dont je tiens en ce moment l'embouchure, corresponde à une plaque sonore, si dissimulée qu'elle soit?

--Mistress Anderson, dites-moi...

--Donnez-moi mon nom de sommeil. Ici, je ne suis plus seulement moi-même. Ici, j'oublie--et ne souffre plus. L'autre nom me rappelle l'horrible terre où je tiens encore.

--Sowana, vous êtes absolument sûre de Hadaly, n'est-ce pas?

--Oh! vous me l'avez bien enseignée, votre belle Hadaly et je l'ai si bien étudiée que j'en réponds... comme de mon reflet dans une glace! J'aime mieux être en cette enfant vibrante qu'en moi. Quelle créature sublime! Elle existe de l'état supérieur où je me trouve en ce moment: elle est imbue de nos deux volontés s'unifiant en elle: c'est UNE dualité. Ce n'est pas une conscience, c'est un esprit!--Quand elle me dit: «Je suis une OMBRE,» je me sens troublée:--Ah! je viens d'avoir le pressentiment--qu'elle va s'incarner!...

Après un léger mouvement de surprise pensive:

--Bien. Dormez, Sowana!... répondit à demi-voix l'électricien.--Hélas! il faut un troisième vivant pour que ce Grand-oeuvre s'accomplisse!... Et qui, sur la terre, oserait s'en juger digne!

--Tenez, ce soir, je serai prête! Une étincelle, et Hadaly apparaîtra!... dit la voix, de l'accent d'une personne qui s'endort.

Il y eut un moment de mystérieux silence après cette aussi étrange qu'incompréhensible conversation.

--En vérité, l'habitude même d'un phénomène pareil ne préserve pas tout à fait d'on ne sait quel vertige!... murmura, comme à lui-même, Edison. Et, décidément, au lieu de l'approfondir,--je préfère encore songer à toutes ces paroles... inouïes... dont l'Humanité ne pourra jamais contrôler les accents, faute d'avoir imaginé, avant moi, le Phonographe.

Que pouvait signifier la subite légèreté d'esprit avec laquelle le grand ingénieur paraissait traiter, maintenant, le secret--si singulier!--dont il venait d'être question?

Ah! les êtres de génie sont ainsi faits: souvent l'on croirait qu'ils cherchent à s'étourdir eux-mêmes sur leur véritable pensée: ce n'est qu'au moment où, comme un flamboiement, celle-ci se dévoile qu'on s'aperçoit... s'ils avaient leurs motifs pour sembler distraits, fût-ce dans la solitude.


V

Résumé du soliloque

Table des matières
«Tu te tairas, ô voix sinistre des vivants!»
LECONTE DE LISLE.

C'est surtout dans le Monde-mystique,--reprit-il bientôt,--que les occasions perdues semblent irréparables!...--Oh! les vibrations initiales de tout l'énoncé de la Bonne-Nouvelle! Le timbre archangélique de la Salutation, dilué, par les siècles, dans les angelus! le Sermon sur la Montagne! le «Salut, maître!» (Salëm, rabboni, je crois), du jardin des Oliviers--et le bruit du baiser de l'Is-Karioth,--l'Ecce Homo du tragique préfet! l'interrogatoire chez le Prince des prêtres!... tout ce procès, enfin, si judicieusement révisé, de nos jours, d'ailleurs, par ce subtil maître Dupin, président de l'Assemblée française, en un livre aussi disert qu'opportun, dans lequel l'illustre bâtonnier relève si savamment, au seul point de vue du Droit de l'époque, et dans l'espèce, chaque vice de procédure, omissions, étourderies, quiproquos et négligences dont Ponce-Pilate, Caïphe et le fougueux Hérode-Antipas se rendirent, juridiquement répréhensibles, au cours de cette affaire.

L'électricien médita quelques instants sans parler.

--Il est à remarquer, reprit-il, que le Verbe divin semble avoir fait peu d'état des côtés extérieurs et tangibles de l'écriture et de la parole. Il n'écrivit qu'une seule fois--et, encore, sur le sable. Sans doute n'estimait-il, dans la vibration du mot, que cet insaisissable au delà, dont le magnétisme inspiré de la Foi peut pénétrer un vocable dans l'instant où on le profère. Qui sait si le reste n'est pas de peu d'importance, en effet?... Toujours est-il qu'il a permis seulement qu'on imprimât son Évangile, et non qu'on le phonographiât. Cependant, au lieu de dire: «Lisez les Saintes Écritures!» on eût dit: «Écoutez les Vibrations Sacrées!»--Enfin, il est trop tard...

Les pas du professeur sonnaient sur les dalles: le crépuscule, autour de lui, s'approfondissait.

--Qu'ai-je à phonographier, aujourd'hui, sur la terre? gémissait-il sarcastiquement: on pourrait, en vérité, croire que le Destin n'a permis à mon instrument d'apparaître qu'au moment où rien de ce que dit l'Homme ne semble plus guère valoir la peine d'être conservé...

--Après tout, que m'importe! Inventons! inventons!--Qu'importe le son de la voix, la bouche qui prononce, le siècle, la minute où telle idée s'est révélée, puisque toute pensée n'est, de siècle en siècle, que selon l'être qui la réfléchit? Ceux-là qui ne sauront jamais lire, auraient-ils su jamais entendre?... Ce n'est pas d'entendre le son, mais l'En dedans créateur de ses vibrations même,--ces voiles!--qui est l'essentiel.


VI

Des bruits mystérieux

Table des matières
Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende!
NOUVEAU TESTAMENT.


Ce disant, Edison alluma tranquillement un second cigare.

--Il ne faut donc pas s'exagérer le désastre, reprit-il en continuant sa promenade et en fumant dans l'obscurité.

S'il est regrettable, en effet, que le son authentique et originel des paroles célèbres n'ait pas été retenu par le Phonographe, je trouve, en y réfléchissant, qu'étendre ce regret jusqu'aux bruits énigmatiques ou mystérieux auxquels je songeais tout à l'heure serait un acte d'absurdité.

Car ce n'est pas eux qui ont disparu, mais bien le caractère impressionnant dont ils étaient revêtus en et par l'ouïe des anciens--et qui, seul, en animait l'insignifiance intrinsèque. Donc, ni jadis ni de nos jours, il ne m'eût été possible de graver exactement des bruits dont la réalité dépend de l'auditeur.

Mon Mégaphone, même, s'il peut augmenter la dimension, pour ainsi dire, des oreilles humaines (ce qui est déjà un immense progrès, scientifiquement parlant), ne saurait, toutefois, augmenter la valeur de CE qui écoute en ces mêmes oreilles.

Quand bien même j'arriverais à faire flotter au vent les pavillons auriculaires de mes semblables, l'esprit d'analyse ayant aboli, dans le tympan des existeurs modernes, le sens intime de ces rumeurs du passé, (sens qui en constituait, encore un coup, la véritable réalité), j'eusse eu beau clicher, en d'autres âges, leurs vibrations, celles-ci ne représenteraient plus aujourd'hui, sur mon appareil, que des sons morts, en un mot que des bruits autres qu'ils furent et que leurs étiquettes phonographiques les prétendraient être, puisque c'est en nous que s'est fait le silence.

C'est pendant que ces bruits étaient encore mystérieux qu'il eût été vraiment intéressant d'essayer d'en rendre le mystère transportable sur une machine en l'y fixant pour de longs siècles...--Et encore que dis-je là? murmura soudainement l'électricien:--j'oublie qu'une réciprocité d'action est la condition essentielle de toute réalité! Donc, au fond, l'on peut affirmer que les murailles seules de la ville de Jéricho entendirent le son des trompettes de Josué, puisque seules elles avaient qualité pour cela, mais que ni l'armée d'Israël, ni les assiégés chananéens ne distinguèrent en ce son rien d'anormal: ce qui revient à dire qu'au fond personne ne les a jamais entendues.

Une comparaison: si je place,--voyons,--la Joconde de Léonard de Vinci devant les prunelles d'un Pawnie ou d'un Cafre,--ou même de certains bourgeois de toutes nationalités,--quelque puissantes que soient les loupes ou les lentilles à l'aide desquelles j'augmenterai les forces de la vue chez ces naturels, parviendrai-je jamais à leur faire voir CE qu'ils regarderont?

D'où je conclus qu'il en est des bruits comme des voix, et des voix comme des signes--et que nul n'a droit de rien regretter.--De nos jours, d'ailleurs, s'il n'est plus de bruits surnaturels, je puis, par compensation, en enregistrer d'assez importants, comme le bruit de l'avalanche, du Niagara, de la Bourse, d'une éruption, des canons de plusieurs tonnes, d'une tempête, d'une multitude, du tonnerre, du vent, de la houle, d'une bataille, etc.

Une réflexion suspendit ici la nomenclature d'Edison.

--Il est vrai que mon seul Aërophone domine, d'ores et déjà, tous ces vacarmes dont la contingence bien reconnue est dépourvue désormais de tout intérêt! acheva-t-il avec mélancolie.

--Décidément, je le répète, le Phonographe et moi nous arrivons tard dans l'Humanité. Considération tellement décourageante que--si je n'étais pas un homme d'une activité pratique extraordinaire,--j'irais, tout bonnement, nouveau Tityre, m'étendre à l'ombrage de quelque arbre champêtre: là, l'oreille appliquée au récepteur de mon Microphone, je laisserais couler les jours en écoutant l'herbe pousser pour me distraire, tout en me disant, in petto, qu'un Dieu des plus probables m'a fait ces loisirs.

Edison en était là de sa rêverie, lorsqu'un coup de timbre, limpide et sonore, fit tressaillir les ombres autour de lui.


VII

Une dépêche!

Table des matières
«--Prends garde: c'est...

«--Je ne vois pas bien

«--Qu'il entre!»

LUBNER, Le Spectre


L'ingénieur abaissa le ressort d'un briquet à hydrogène qui se trouvait plus près de lui que les allumoirs électriques. Le jet de gaz, au contact de la frêle éponge de platine, s'enflamma.

Une veilleuse brilla: l'immense capharnaüm s'éclaira subitement.

Edison s'approcha d'un phonographe dont le porte-voix communiquait à un téléphone et gratifia d'une chiquenaude le pas-de-vis de la plaque vibrante (car il dédaigne le plus possible de parler lui-même, excepté à lui-même).

--Hé bien! qu'est-ce? que me veut-on? cria l'instrument dans le capuchon du téléphone avec la voix d'Edison légèrement nuancée d'impatience: --est-ce vous, Martin?

Une voix forte répondit au milieu de la chambre, bien qu'on ne vît personne:

--Oui, c'est moi, monsieur Edison. Je suis à New York, dans votre chambre de Broadway. Je vous transmets une dépêche, reçue ici, pour vous, il y a deux minutes.

La voix provenait d'un appareil de condensation perfectionné, non divulgué encore,--sorte de petite boule polyèdre suspendue à un fil inducteur qui tombait du plafond.

Edison détourna le regard vers le récepteur d'une réduction Morse, fixée sur un socle auprès du phonographe. Un carré de papier télégraphique s'y trouvait ajusté.

Un frémissement imperceptible, un murmure d'esprits en voyage, agita le double fil correspondant. L'électricien étendit la main, le papier sauta hors de son alvéole de métal, la dépêche suivante, qu'Edison approcha de la lampe, s'y étant brusquement imprimée:

--New York, Broadway, pour Menlo Park, n° 1.--8. 1. 83.
4 h. 35 m. soir.--Thomas Alva Edison, ingénieur.
--Arrivé ce matin: recevrez ma visite ce soir. Félicitations
affectueuses.
Lord EWALD.

A cette signature, le grand mécanicien jeta une exclamation de surprise-profonde et joyeuse.

--Lord Ewald! s'écria-t-il.--Quoi! lui?... de retour aux États-Unis?--Ah! qu'il vienne, le cher, le noble ami!

Et, après un silencieux sourire, auquel on eût peu reconnu le sceptique de tout à l'heure:

--Non, je n'ai pas oublié cet admirable adolescent... qui me porta secours, il y a des années, déjà! lorsque, mourant de misère, j'étais tombé sur cette route, là-bas, près de Boston.

Tous avaient passé auprès de moi en disant: «Pauvre garçon!» Lui, l'excellent, le charmant samaritain, sans tant de doléances, sut mettre pied à terre pour me relever et, d'une poignée d'or, me sauver la vie, le travail!--Il s'est donc souvenu de mon nom?... Tout mon coeur le recevra! Ne lui dois-je pas la gloire--et le reste!

Edison marcha vivement vers une tenture et appuya le doigt sur le bouton d'une sonnerie.

Un bruissement de cloche retentit au loin, dans le parc, du côté du château.

Presqu'aussitôt une voix d'enfant joyeuse partit, auprès d'Edison, de l'angle d'un tabouret d'ivoire:

--Qu'est-ce que tu veux, père? disait la voix.

Edison saisit l'embouchure d'un appareil appliqué entre les tapisseries:

--Dash! y prononça-t-il, on laissera pénétrer dans le pavillon, ce soir, un visiteur, lord Ewald. On le recevra comme moi-même... Il est chez lui.

--Bien, mon père! dit la même voix, qui, grâce à un jeu de condensateurs, sembla, cette fois, provenir du centre d'un grand réflecteur à magnésium.

--Je préviendrai s'il soupe ici avec moi. Ne m'attendez point. Qu'on soit sages! Bonsoir.

Un enfantin et charmant éclat de rire se fit entendre, dans les ombres, de tous côtés. On eût dit qu'un elfe invisible, cachée dans l'air, répondait à un magicien.

Edison, en souriant, laissa échapper le cornet du téléphone et reprit sa promenade.

En passant auprès d'une table d'ébène, il jeta distraitement la dépêche parmi les ustensiles qui s'y trouvaient disposés.

Mais, par hasard, le papier tomba sur un objet d'aspect saisissant et extraordinaire: la présence en était même inexplicable en ce lieu.

La circonstance de cette rencontre fortuite parut attirer l'attention d'Edison qui s'arrêta, considérant le fait et réfléchissant.


VIII

Le songeur touche un objet de songe

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«Pourquoi pas?»
DEVISE DES TEMPS MODERNES.


C'était un bras humain posé sur un coussin de soie violâtre. Le sang paraissait figé autour de la section humérale: à peine si quelques taches pourpres, sur un chiffon de batiste placé tout auprès, attestaient une récente opération.

C'était le bras et la main gauche d'une jeune femme.

Autour du poignet délicat s'enroulait une vipère d'or émaillé: à l'annulaire de la pâle main étincelait une bague de saphirs. Les doigts idéals retenaient un gant couleur perle, mis plusieurs fois sans doute.

Les chairs étaient d'un ton demeuré si vivant, le derme si pur et si satiné que l'aspect en était aussi cruel que fantastique.

Quel mal inconnu pouvait avoir nécessité cette amputation désespérée?--alors, surtout, que la plus saine vitalité semblait courir encore en ce doux et gracieux spécimen d'un corps juvénile?

Une pensée glaçante se fût éveillée à cette vue dans l'esprit d'un étranger.

En effet, le grand cottage de Menlo Park, que ses attenances font ressembler à un château perdu sous les arbres, est un domaine isolé. Edison est, au su de l'univers, un expérimentateur intrépide et qui n'est tendre que pour des amis bien éprouvés. Ses découvertes d'ingénieur et d'électricien, ses inventions de tout genre, dont on ne connaît que les moins étranges, donnent en général des impressions d'un positivisme énigmatique. Il a composé des anesthésiques d'une puissance telle, au dire de ses flatteurs, que «si l'un des réprouvés avait l'heur d'en absorber quelques gouttes, il deviendrait sur-le-champ parfaitement insensible aux questions les plus raffinées de la Géhenne.» Lorsqu'il s'agit d'une tentative nouvelle, devant quoi reculerait un physicien? l'existence d'autrui? la sienne?

--Ah! quel savant, digne de ce titre, pourrait, ne fût-ce qu'une seconde, songer, sans remords et même sans déshonneur, à des préoccupations de cet ordre lorsqu'il s'agit d'une découverte? Edison, à coup sûr moins que tout autre, Dieu merci!

La presse européenne a spécifié de quelle nature sont quelquefois ses expériences. Il ne se soucie que du but grandiose; les détails ne méritent à ses yeux que le regard dont un philosophe honore toujours trop de pures contingences.

Il y a quelques années, d'après les gazettes américaines, Edison ayant trouvé le secret d'arrêter court, et sans le plus léger encombre, deux trains lancés à toute vapeur à l'encontre l'un de l'autre, sut persuader au directeur d'une compagnie d'embranchement du Western-Railway de tenter et sans retard l'essai du système pour en sauvegarder le brevet.

Les aiguilleurs donc, par une belle nuit de lune, dirigèrent sur une même ligne et lancés avec une vitesse de trente lieues à l'heure, l'un vers l'autre, deux trains gorgés de voyageurs.

Or, les mécaniciens, se troublant, au moment précis de la manoeuvre, devant la soudaineté du péril, exécutèrent tout de travers les instructions d'Edison qui, debout sur une hauteur voisine et mâchonnant un régalia, regardait s'accomplir le phénomène.

Les deux trains fondirent comme l'éclair l'un sur l'autre, s'accostant avec un choc terrible.

En quelques secondes plusieurs centaines de victimes furent projetées de tous côtés, pêle-mêle, écrasées, carbonisées, broyées, hommes, femmes et enfants, y compris les deux mécaniciens et les chauffeurs dont il fut impossible de retrouver trace dans la campagne.

--Stupides maladroits! murmura simplement le physicien.

Toute autre oraison funèbre, en effet, n'eût été que superflue. Les panégyriques ne sont pas de son métier, d'ailleurs.--Depuis ce contre-temps, l'étonnement d'Edison est que les Américains hésitent à se risquer en une seconde expérience et, dit-il parfois, «au besoin dans une troisième»,--enfin, «jusqu'à ce que le procédé réussisse!»

Le souvenir de tentatives analogues, maintes fois rénovées, eût constitué, disons-nous, dans l'esprit d'un visiteur, une impression suffisante pour légitimer le soupçon de quelque fatal essai d'une découverte nouvelle, à la vue de ce bras si radieux, ainsi détronqué.

Cependant, arrivé auprès de la table d'ébène, Edison considérait le pli télégraphique tombé entre deux doigts de cette main. Il toucha le bras, tressaillit, comme si une idée soudaine lui eût traversé l'imagination.

--Tiens, murmura-t-il, si, par hasard, c'était ce voyageur qui doit éveiller Hadaly!

Le mot «éveiller» fut prononcé par l'électricien avec une sorte d'hésitation tout à fait singulière. Après une seconde, il haussa les épaules avec un sourire:

--Bon! voici que je deviens superstitieux! acheva-t-il.

Il dépassa la table et reprit sa promenade à travers l'appartement.

Préférant sans doute l'obscurité, en arrivant à la veilleuse, il l'éteignit.

Soudain, au dehors, au-dessus des vallées, le croissant lunaire, passant entre les nuages, glissa très sinistrement un rayon sur cette table noire, par la croisée ouverte.

Le pâle rayon caressa la main inanimée, erra sur le bras, fit jeter un éclair aux yeux de la vipère d'or, la bague bleue brilla...

Puis tout redevint nocturne.


IX.

Rétrospectivité.

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La gloire, c'est le soleil des morts.
HONORÉ DE BALZAC.


Edison, s'enfonçant en de nouveaux aspects de sa songerie de plus en plus sombre et railleuse, reprit bientôt:

--Ce qui est positivement surprenant dans l'Histoire--et, même, inconcevable,--c'est que, dans la foule des grands inventeurs, depuis tant de siècles, aucun n'ait découvert le Phonographe! Et, cependant, la plupart d'entre eux ont innové des trouvailles d'une main-d'oeuvre mille fois plus compliquée. Il est d'une confection si simple qu'elle ne doit rien aux matériaux de provenance scientifique. Abraham aurait pu le fabriquer et y prendre empreinte de sa vocation. Une barbe d'acier, une feuille de papier à chocolat, ou peu s'en faut, un cylindre de cuivre et l'on emmagasine les voix et les bruits de la terre et du ciel.

A quoi donc pensait l'ingénieur Bérose? Si, remettant à plus tard ses études sur les formes du gnomon à Babylone, il y a quatre mille deux cents ans, il eût été doué d'un peu de sens et de réflexion, nul doute qu'il eût trouvé mon appareil. Et le subtil. Erathosthène? Au lieu de consacrer près d'un demi-siècle, en son observatoire d'Alexandrie, voici deux mille ans, à mesurer, (comme il l'a fait, d'ailleurs, fort exactement), l'arc de méridien compris entre les tropiques, n'eût-il pas été plus sage de songer, d'abord, à fixer une vibration quelconque sur une plaque de métal?--Et les Chaldéens! Si... Mais non! Ceux-là vivaient dans le bleu.--Et le puissant Euclides? Le logique Aristote? Et Pythagore, le mathématicien poëte? Et le grand Archimède, lui, qui défendant Syracuse à lui seul, procréait des grappins qui brisaient, des miroirs qui brûlaient les flottes romaines en pleine mer, n'était-il pas doué des mêmes facultés d'attention que moi? Si j'ai découvert le Phonographe en remarquant que le son de ma voix faisait vibrer le fond de mon chapeau lorsque je parlais en cet objet, n'a-t-il pas découvert sa Loi des liquides en examinant l'eau de son bain? Comment ne s'est-il pas aperçu avant moi que les vibrations du son, autour de nous, s'inscrivent en traces que l'on peut fixer comme une écriture.

Ah! sans le méfait du soudard des hordes de Marcellus, qui l'assassina sur cette équation inconnue, je sens qu'il m'eût distancé dans ma découverte!--Et les ingénieurs de Karnac? d'Ypsamboul? Les architectes de la citadelle sacrée d'Ang-Kor, ces Michel-Ange inconnus d'un temple où se joueraient une ou deux douzaine de Louvres et dont la hauteur passait de moitié, je crois, celle de la pyramide de Chéops,--temple visible et palpable, au nord du Cambodge, et dont chaque architrave, chaque parvis, chaque monstrueuse colonne, qui se nombrent par centaines, sont ciselées et découpées à jour, et cela sur une montagne entourée d'un désert de cent lieues!... temple tellement ancien qu'il est impossible d'en découvrir le dieu ni la provenance, ni de reconnaître le nom de la nation, perdue dans la nuit des âges, qui en construisit le vaste miracle! Est-ce qu'il n'était pas plus facile d'imaginer le Phonographe que ce temple-là?--Et les mécaniciens du roi Goudhéa, mort il y a six mille ans, et, qui, au dire des inscriptions accades, n'était fier que d'avoir porté si loin les progrès dans les sciences et dans les arts?

--Et ceux de Khorsabad, de Troie, de Baalbeck?

Et les Mages des anciens satrapes de Mycie? Les physiciens lydiens de Crésus, qui lui changeaient des points de vue en une nuit? Et les forgeurs de Babylone, qu'employa pour détourner le cours de l'Euphrate, Sémiramis? Et les architectes de Memphis, de Tadmor, de Sicyone, de Babel, de Ninive et de Carthage? Et les ingénieurs d'Is, de Palmyre, de Ptolémaïs, d'Ancyre, de Thèbes, d'Ecbathane, de Sardes, de Sidon, d'Antioche, de Corinthe, d'Hiérosolyme?... Et les mathématiciens de Raïs, de Tyr, de la Persépolis brûlée, de Bysance, d'Eleusis, de Rome, de Césarée, de Bénarès et d'Athènes?--Et tous les conditionneurs de merveilles, apparus par milliers, au milieu de ces immenses civilisations antiques,--de celles dont il ne restait pas même un nom, une pierre, une trace de fumée au temps d'Hérodote,--où donc ont-ils eu l'esprit de ne pas inventer, d'abord, le Phonographe? Au moins nous pourrions, aujourd'hui, prononcer exactement leurs langues ainsi que leurs noms. Tant d'autres noms, soi-disant immortels, ne sont plus pour nous que des syllabes n'ayant aucun rapport de son avec celles qui appelèrent les fantômes dont nous voulons parler!--Comment le monde a-t-il pu se passer du Phonographe jusqu'à moi? Je m'y perds. Les savants des nations oubliées ressemblaient donc aux nôtres, qui ne sont bons qu'à constater, le plus souvent, puis classer et perfectionner ce que les ignorants inventent et découvrent?

Je dis qu'il est phénoménal que des hommes sérieux comme ceux d'il y a cinq mille ans--(par exemple que les ingénieurs de Rhamsinit, de la onzième dynastie, qui trempaient le cuivre mieux que les armuriers d'Albacète ne trempent aujourd'hui l'acier, si bien que leur secret ayant été perdu nous ne pouvons, avec les plus puissants marteaux-pilons de nos usines, forger le moindre de leurs instruments de ce métal)--il est, dis-je, phénoménal que, parmi des hommes de... cette trempe... enfin, un seul ne se soit pas trouvé qui ait pensé à reproduire sa propre voix d'une manière indestructible!... Après cela, peut-être, mon appareil a-t-il été inventé, dédaigné et oublié. Voici neuf cents ans, paraît-il, que mon téléphone a été mis au rebut dans la vieille Chine, cette patrie archi-séculaire et ressassée des aérostats, de l'imprimerie, de l'électricité, de la poudre, etc.--et de tant de choses que nous n'avons pas encore découvertes.--Qui ne sait que l'on a constaté, dans Karnac, des traces de rails datant de trois mille années? du temps où les peuples ne vivaient que d'invasions?--Heureusement qu'aujourd'hui les inventions de l'Homme présentent des garanties de durée «définitive.»--Certes, on se disait également cela du temps de Nabonassar, du temps même du prince touranien Xixouthros, c'est-à-dire voici environ sept ou huit mille ans, sauf erreur;--mais il faut admettre de toute nécessité qu'aujourd'hui ce sera «sérieux.» Pourquoi? je n'en sais rien. L'essentiel est d'en être bien persuadé, voilà tout. Sans quoi, tout le monde, une fois fortune faite, se croiserait les bras.--Moi tout le premier.


X

Photographies de l'Histoire du monde.

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PHOTOGRAPHIE A LA MINUTE:

UN MONSIEUR, entrant:--Monsieur je désirerais
avoir ma phot...

--LE PHOTOGRAPHE, se précipitant:--N'achevez
pas!... La voici.»

CHAM.


Ici le regard de l'ingénieur tomba sur le grand réflecteur à magnésium où cette voix d'enfant s'était jouée tout à l'heure.

--La Photographie, elle aussi, est arrivée bien tard!--continua-t-il. N'est-il pas désespérant de songer aux tableaux, portraits, vues et paysages qu'elle eût recueillis jadis et dont le spectacle est à jamais détruit pour nous? Les peintres imaginent: mais c'est la réalité positive qu'elle nous eût transmise. Quelle différence!--C'en est fait! nous ne verrons plus, nous ne reconnaîtrons jamais, en leurs effigies, les choses et gens d'autrefois,--sauf le cas où l'Homme découvrirait le moyen de résorber, soit par l'électricité, soit par un agent plus subtil, la réverbération interastrale et perpétuelle de tout ce qui se passe,--découverte à venir sur laquelle il ne faut pas compter outre mesure, car il est plus que probable que tout le Système solaire aura été vaporisé par les fournaises du Zéta d'Hercule, qui nous attire seconde par seconde,--ou, tout au moins, que notre planète aura été abordée et défoncée, malgré sa croûte de trois à dix lieues d'épaisseur, et réduite, comme tant d'autres, à l'état de sac à charbon par son satellite,--ou, même, encore, qu'une vingt ou vingt-cinquième oscillation aux pôles nous aura inondés d'une nappe d'écume de trois ou quatre mille lieues, comme par le passé,--avant qu'il ait été permis à notre espèce de bénéficier, d'une façon quelconque, de ce phénomène, avéré en effet, de l'éternelle réfraction intrastellaire de toutes choses.

C'est dommage.

Il nous eût été si agréable de posséder quelques bonnes épreuves photographiques, (prises au moment même du phénomène,) de Josué arrêtant le soleil, par exemple?--de quelques Vues du Paradis terrestre prises de l'Entrée aux épées flamboyantes; de l'Arbre de la Science; du Serpent; etc.:--de quelques vues du Déluge, prises du sommet de l'Ararat (l'industrieux Japhet, aurait, je le parierais, emporté un objectif dans l'arche s'il eût connu ce merveilleux instrument). Plus tard, on eût cliché les Sept Plaies d'Égypte, le Buisson ardent, le Passage de la mer Rouge, avant, pendant, et après l'épisode, le Mané, Thécel, Phares, du festin de Balthazar; le bûcher d'Assur-banipal, le Labarum, la Tête de Méduse, le Minotaure, etc.,--et nous jouirions, aujourd'hui, des portraits-cartes de Prométhée, des Stymphalides, des Sybilles, des Danaïdes, des Furies, etc., etc.

Et tous les épisodes du Nouveau-Testament! Quelles épreuves!--Et toutes les anecdotes de l'Histoire des empires d'Orient et d'Occident! Quelle collection! Et les martyres! et les supplices! Depuis celui des sept Machabées et de leur mère, jusqu'à ceux de Jean de Leyde et de Damiens, sans omettre les principaux sacrifices des chrétiens livrés aux bêtes dans les cirque de Rome, de Lyon et d'ailleurs!

Et les scènes de torture, depuis le commencement des sociétés jusqu'à celles qui se sont passées dans les prisons de la San Hermandad au temps où les bons fraïles redemptors, nantis de leurs trousseaux de fer, massacraient, en leurs affreux loisirs, pendant des années, les Maures, les hérétiques et les juifs?--Et les questions qui ont été subies dans les cachots de l'Allemagne, de l'Italie, de la France, en Orient et dans l'Univers?--L'Objectif, aidé du Phonographe, (qui sont connexes,) en reproduisant à la fois la vue et les différents cris des patients, en eussent donné une idée complète, exacte. Quel enseignement salubre c'eût été dans les lycées, pour assainir l'intelligence des enfants modernes--et même des grandes personnes!--Quelle lanterne magique!

Et les portraits de tous les civilisateurs, de Nemrod à Napoléon, de Moïse à Washington et de Koang-fu-Tsë à Mohammed!--Et des illustres femmes, de Sémiramis à Catherine d'Alfendelh, de Thalestris à Jeanne d'Arc, de Zénobie à Christine de Suède?

Et les portraits de toutes les belles femmes, depuis Vénus, Europe, Psyché, Dalila, Rahel, Judith, Cléopâtre, Aspasie, Freya, Maneka, Thaïs, Akëdysséril, Roxelane, Balkis, Phryné, Circé, Déjanire, Hélène, etc, jusqu'à la belle Paule! jusqu'à la Grecque voilée par la loi! jusqu'à lady Emma Harte Hamilton!

Et tous les dieux, enfin! et toutes les déesses! jusqu'à la déesse Raison, sans oublier monsieur de l'Être! Grandeur nature!

Hélas! n'est-ce pas dommage qu'on n'ait pas les photographies de tout ce monde-là?--Quel album!

Et en Histoire naturelle? En paléontologie, surtout!--Il est hors de doute que nous nous faisons une idée très défectueuse du mégathérium, par exemple,--de ce pachyderme paradoxal,--et que nos conceptions du ptérodactyle, cette chauve-souris, ce chéroptère géant,--du plésiosaure, ce patriarche monstrueux des sauriens,--sont, pour ainsi dire, enfantines. Ces intéressants animaux s'ébattaient ou voletaient, cependant, leurs squelettes l'attestent, à cette place même où je rêve aujourd'hui,--et ce, voici à peine quelques centaines de siècles, moins que rien;--quatre ou cinq fois moins que l'âge du morceau de craie avec lequel je pourrais l'écrire sur une ardoise.

La Nature a bien vite passé l'éponge de ses déluges sur ces ébauches informes, sur ces premiers cauchemars de la Vie! Que de curieuses épreuves il y aurait eu à prendre de toutes ces bêtes, cependant!--Hélas, visions disparues!

Le physicien soupira.

--Oui, oui, tout s'efface, en effet! reprit-il;--même les reflets sur le collodion, même les pointillés sur les feuilles d'étain. Vanité des vanités! tout est, bien décidément, vanité. Ce serait à se briser l'objectif, à se faire sauter le phonographe, à se demander--les yeux aux voûtes (purement apparentes, d'ailleurs, du ciel),--si la location de ce pan de l'Univers nous est gratuite et qui en solde le luminaire?--qui, en un mot, nous avance les frais de cette Salle si peu solide où se joue le vieux logogriphe--et, enfin, d'où l'on s'est procuré tout ces lourds décors de Temps et d'Espace, si usés, si rapiécés, auxquels personne ne croit plus.

Quant aux mystiques, je puis leur soumettre une réflexion naïve, paradoxale, superficielle, s'ils veulent, mais singulière:--N'est-il pas attristant de penser que si Dieu, le Très-Haut, le bon Dieu, dis-je, enfin le Tout-Puissant, (lequel, de notoriété publique, est apparu à tant de gens, qui l'ont affirmé, depuis les vieux siècles,--nul ne saurait le contester sans hérésie--et dont tant de mauvais peintres et de sculpteurs médiocres s'évertuent à vulgariser de chic les prétendus traits)--oui, penser que s'Il daignait nous laisser prendre la moindre, la plus humble photographie de Lui, voire me permettre, à moi, Thomas Alva Edison, ingénieur américain, sa créature, de clicher une simple épreuve phonographique de Sa vraie Voix (car le tonnerre a bien mué, depuis Franklin), dès le lendemain il n'y aurait plus un seul athée sur la terre!

Le grand électricien, en parlant ainsi, plaisantait sourdement l'idée, vague,--indifférente, même, selon lui,--de la réflexe et vivante spiritualité de Dieu.

Mais, en celui qui la réfléchit, l'Idée-vive de Dieu n'apparaît qu'au degré seul où la foi du voyant peut l'évoquer. Dieu, comme toute pensée, n'est dans l'Homme que selon l'individu. Nul ne sait où commence l'Illusion, ni en quoi consiste la Réalité. Or, Dieu étant la plus sublime conception possible et toute conception n'ayant sa réalité que selon le vouloir et les yeux intellectuels