Voyage en Italie

Table des matières

Table des matières


Première lettre à M. Joubert
Lettre deuxième à M. Joubert
Lettre troisième à M. Joubert
Tivoli et la Villa Adriana
Le Vatican
Musée Capitolin
Galerie Doria
Promenade dans Rome au clair de lune
Voyage de Naples
Voyage de Naples – Pouzzoles et la Solfatara
Voyage de Naples – Le Vésuve
Voyage de Naples – Patria ou Literne
Voyage de Naples – Baïes
Voyage de Naples – Herculanum, Portici, Pompéia
Voyage de Naples – À M. de Fontanes
Notice sur les fouilles de Pompéi

Première lettre à M. Joubert[1]

Table des matières

Turin, ce 17 juin 1803

Je n’ai pu vous écrire de Lyon, mon cher ami, comme je vous l’avais promis. Vous savez combien j’aime cette excellente ville, où j’ai été si bien accueilli l’année dernière, et encore mieux cette année. J’ai revu les vieilles murailles des Romains, défendues par les braves Lyonnais de nos jours, lorsque les bombes des conventionnels obligeaient notre ami Fontanes à changer de place le berceau de sa fille; j’ai revu l’abbaye des Deux-Amants et la fontaine de J.J. Rousseau. Les coteaux de la Saône sont plus riants et plus pittoresques que jamais; les barques qui traversent cette douce rivière, mitis Arar, couvertes d’une toile, éclairées d’une lumière pendant la nuit, et conduites par de jeunes femmes, amusent agréablement les yeux. Vous aimez les cloches: venez à Lyon; tous ces couvents épars sur les collines semblent avoir retrouvé leurs solitaires.

Vous savez déjà que l’Académie de Lyon m’a fait l’honneur de m’admettre au nombre de ses membres. Voici un aveu: si le malin esprit y est pour quelque chose, ne cherchez dans mon orgueil que ce qu’il y a de bon, vous savez que vous voulez voir l’enfer du beau côté. Le plaisir le plus vif que j’aie éprouvé dans ma vie, c’est d’avoir été honoré, en France et chez l’étranger, des marques d’un intérêt inattendu. Il m’est arrivé quelquefois, tandis que je me reposais dans une méchante auberge de village, de voir entrer un père et une mère avec leur fils: ils m’amenaient, me disaient-ils, leur enfant pour me remercier. Etait-ce l’amour-propre qui me donnait alors ce plaisir vif dont je parle? Qu’importait à ma vanité que ces obscurs et honnêtes gens me témoignassent leur satisfaction sur un grand chemin, dans un lieu où personne ne les entendait? Ce qui me touchait, c’était, du moins j’ose le croire, c’était d’avoir produit un peu de bien, d’avoir consolé quelques coeurs affligés, d’avoir fait renaître au fond des entrailles d’une mère l’espérance d’élever un fils chrétien, c’est-à-dire un fils soumis, respectueux, attaché à ses parents. Je ne sais ce que vaut mon ouvrage; mais aurais-je goûté cette joie pure si j’eusse écrit avec tout le talent imaginable un livre qui aurait blessé les moeurs et la religion?

Dites à notre petite société, mon cher ami, combien je la regrette: elle a un charme inexprimable, parce qu’on sent que ces personnes qui causent si naturellement de matières communes peuvent traiter les plus hauts sujets, et que cette simplicité de discours ne vient pas d’indigence, mais de choix.

Je quittai Lyon le… à cinq heures du matin. Je ne vous ferai pas l’éloge de cette ville; ses ruines sont là; elles parleront à la postérité: tandis que le courage, la loyauté et la religion seront en honneur parmi les hommes, Lyon ne sera pas oublié.

Nos amis m’ont fait promettre de leur écrire de la route. J’ai marché trop vite et le temps m’a manqué pour tenir parole. J’ai seulement barbouillé au crayon, sur un portefeuille, le petit journal que je vous envoie. Vous pourriez trouver dans le livre de postes les noms des pays inconnus que j’ai découverts, comme, par exemple, Pont-de-Beauvoisin et Chambéry; mais vous m’avez tant répété qu’il fallait des notes, et toujours des notes, que nos amis ne pourront se plaindre si je vous prends au mot.

Journal.

La route est assez triste en sortant de Lyon. Depuis la Tour-du-Pin jusqu’à Pont-de-Beauvoisin le pays est frais et bocager. On découvre en approchant de la Savoie trois rangs de montagnes à peu près parallèles, et s’élevant les unes au-dessus des autres. La plaine au pied de ces montagnes est arrosée par la petite rivière le Gué. Cette plaine vue de loin paraît unie; quand on y entre on s’aperçoit qu’elle est semée de collines irrégulières: on y trouve quelques futaies, des champs de blé et des vignes. Les montagnes qui forment le fond du paysage sont ou verdoyantes et moussues, ou terminées par des roches en forme de cristaux. Le Gué coule dans un encaissement si profond, qu’on peut appeler son lit une vallée. En effet, les bords intérieurs en sont ombragés d’arbres. Je n’avais remarqué cela que dans certaines rivières de l’Amérique, particulièrement à Niagara.

Dans un endroit on côtoie le Gué d’assez près; le rivage opposé du torrent est formé de pierres qui ressemblent à de hautes murailles romaines, d’une architecture pareille à celle des arènes de Nîmes.

Quand vous êtes arrivé aux Echelles, le pays devient plus sauvage. Vous suivez, pour trouver une issue, des gorges tortueuses dans des rochers plus ou moins horizontaux, inclinés ou perpendiculaires. Sur ces rochers fumaient des nuages blancs, comme les brouillards du matin qui sortent de la terre dans les lieux bas. Ces nuages s’élevaient au-dessus ou s’abaissaient au-dessous des masses de granit, de manière à laisser voir la cime des monts ou à remplir l’intervalle qui se trouvait entre cette cime et le ciel. Le tout formait un chaos dont les limites indéfinies semblaient n’appartenir à aucun élément déterminé.

Le plus haut sommet de ces montagnes est occupé par la Grande-Chartreuse, et au pied de ces montagnes se trouve le chemin d’Emmanuel: la religion a placé ses bienfaits près de celui qui est dans les cieux; le prince a rapproché les siens de la demeure des hommes.

Il y avait autrefois dans ce lieu une inscription annonçant qu’Emmanuel, pour le bien public, avait fait percer la montagne. Sous le règne révolutionnaire, l’inscription fut effacée; Bonaparte l’a fait rétablir: on y doit seulement ajouter son nom: que n’agit-on toujours avec autant de noblesse!

On passait anciennement dans l’intérieur même du rocher par une galerie souterraine. Cette galerie est abandonnée. Je n’ai vu dans ce lieu que de petits oiseaux de montagne qui voltigeaient en silence à l’ouverture de la caverne, comme ces songes placés à l’entrée de l’enfer de Virgile:

Foliisque sub omnibus haerent.

Chambéry est situé dans un bassin dont les bords, rehaussés, sont assez nus; mais on y arrive par un défilé charmant, et on en sort par une belle vallée. Les montagnes qui resserrent cette vallée étaient en partie revêtues de neige; elles se cachaient et se découvraient sans cesse sous un ciel mobile, formé de vapeurs et de nuages.

C’est à Chambéry qu’un homme fut accueilli par une femme, et que pour prix de l’hospitalité qu’il en reçut, de l’amitié qu’elle lui porta, il se crut philosophiquement obligé de la déshonorer. Ou Jean-Jacques Rousseau a pensé que la conduite de Mme de Warens était une chose ordinaire, et alors que deviennent les prétentions du citoyen de Genève à la vertu? ou il a été d’opinion que cette conduite était répréhensible, et alors il a sacrifié la mémoire de sa bienfaitrice à la vanité d’écrire quelques pages éloquentes; ou, enfin, Rousseau s’est persuadé que ses éloges et le charme de son style feraient passer pardessus les torts qu’il impute à Mme de Warens, et alors c’est le plus odieux des amours-propres. Tel est le danger des lettres: le désir de faire du bruit l’emporte quelquefois sur des sentiments nobles et généreux. Si Rousseau ne fût jamais devenu un homme célèbre, il aurait enseveli dans les vallées de la Savoie les faiblesses de la femme qui l’avait nourri; il se serait sacrifié aux défauts même de son amie; il l’aurait soulagée dans ses vieux ans, au lieu de se contenter de lui donner une tabatière d’or et de s’enfuir. Maintenant que tout est fini pour Rousseau, qu’importe à l’auteur des Confessions que sa poussière soit ignorée ou fameuse? Ah! que la voix de l’amitié trahie ne s’élève jamais contre mon tombeau!

Les souvenirs historiques entrent pour beaucoup dans le plaisir ou dans le déplaisir du voyageur. Les princes de la maison de Savoie, aventureux et chevaleresques, marient bien leur mémoire aux montagnes qui couvrent leur petit empire.

Après avoir passé Chambéry, le cours de l’Isère mérite d’être remarqué au pont de Montmélian. Les Savoyards sont agiles, assez bien faits, d’une complexion pâle, d’une figure régulière; ils tiennent de l’Italien et du Français: ils ont l’air pauvre sans indigence, comme leurs vallées. On rencontre partout dans leur pays des croix sur les chemins et des madones dans le tronc des pins et des noyers; annonce du caractère religieux de ces peuples. Leurs petites églises, environnées d’arbres, font un contraste touchant avec leurs grandes montagnes. Quand les tourbillons de l’hiver descendent de ces sommets chargés de glaces éternelles, le Savoyard vient se mettre à l’abri dans son temple champêtre, et prier sous un toit de chaume celui qui commande aux éléments.

Les vallées où l’on entre au-dessus de Montmélian sont bordées par des monts de diverses formes, tantôt demi-nus, tantôt revêtus de forêts. Le fond de ces vallées représente assez pour la culture les mouvements du terrain et les anfractuosités de Marly, en y mêlant de plus des eaux abondantes et un fleuve. Le chemin a moins l’air d’une route publique que de l’allée d’un parc. Les noyers dont cette allée est ombragée m’ont rappelé ceux que nous admirions dans nos promenades de Savigny. Ces arbres nous rassembleront-ils encore sous leur ombre? Le poète s’est écrié dans un mouvement de mélancolie:

Beaux arbres qui m’avez vu naître,
Bientôt vous me verrez mourir!

Ceux qui meurent à l’ombre des arbres qui les ont vus naître sont-ils donc si à plaindre!

Les vallées dont je vous parle se terminent au village qui porte le joli nom d’Aigue-Belle. Lorsque je passai dans ce village, la hauteur qui le domine était couronnée de neige: cette neige, fondant au soleil, avait descendu en longs rayons tortueux dans les concavités noires et vertes du rocher: vous eussiez dit d’une gerbe de fusées, ou d’un essaim de beaux serpents blancs qui s’élançaient de la cime des monts dans la vallée.

Aigue-Belle semble clore les Alpes; mais bientôt en tournant un gros rocher isolé, tombé dans le chemin, vous apercevez de nouvelles vallées qui s’enfoncent dans la chaîne des monts attachés au cours de l’Arche. Ces vallées prennent un caractère plus sévère et plus sauvage.

Les monts des deux côtés se dressent; leurs flancs deviennent perpendiculaires; leurs sommets, stériles, commencent à présenter quelques glaciers: des torrents, se précipitant de toutes parts, vont grossir l’Arche, qui court follement. Au milieu de ce tumulte des eaux j’ai remarqué une cascade légère et silencieuse, qui tombe avec une grâce infinie sous un rideau de saules. Cette draperie humide, agitée par le vent, aurait pu représenter aux poètes la robe ondoyante de la Naïade, assise sur une roche élevée. Les anciens n’auraient pas manqué de consacrer un autel aux Nymphes dans ce lieu.

Bientôt le paysage atteint toute sa grandeur: les forêts de pins, jusque alors assez jeunes, vieillissent; le chemin s’escarpe, se plie et se replie sur des abîmes; des ponts de bois servent à traverser des gouffres où vous voyez bouillonner l’onde, où vous l’entendez mugir.

Ayant passé Saint-Jean-de-Maurienne, et étant arrivé vers le coucher du soleil à Saint-André, je ne trouvai pas de chevaux, et fus obligé de m’arrêter. J’allai me promener hors du village. L’air devint transparent à la crête des monts; leurs dentelures se traçaient avec une pureté extraordinaire sur le ciel, tandis qu’une grande nuit sortait peu à peu du pied de ces monts, et s’élevait vers leur cime.

J’entendais la voix du rossignol et le cri de l’aigle; je voyais les aliziers fleuris dans la vallée et les neiges sur la montagne: un château, ouvrage des Carthaginois, selon la tradition populaire, montrait ses débris sur la pointe d’un roc. Tout ce qui vient de l’homme dans ces lieux est chétif et fragile; des parcs de brebis formés de joncs entrelacés, des maisons de terre bâties en deux jours: comme si le chevrier de la Savoie, à l’aspect des masses éternelles qui l’environnent, n’avait pas cru devoir se fatiguer pour les besoins passagers de sa courte vie! comme si la tour d’Annibal en ruine l’eût averti du peu de durée et de la vanité des monuments!

Je ne pouvais cependant m’empêcher, en considérant ce désert, d’admirer avec effroi la haine d’un homme, plus puissante que tous les obstacles, d’un homme qui du détroit de Cadix s’était frayé une route à travers les Pyrénées et les Alpes pour venir chercher les Romains. Que les récits de l’antiquité ne nous indiquent pas l’endroit précis du passage d’Annibal, peu importe; il est certain que ce grand capitaine a franchi ces monts alors sans chemins, plus sauvages encore par leurs habitants que par leurs torrents, leurs rochers et leurs forêts. On dit que je comprendrai mieux à Rome cette haine terrible que ne purent assouvir les batailles de la Trébie, de Trasimène et de Cannes: on m’assure qu’aux bains de Caracalla, les murs, jusqu’à hauteur d’homme, sont percés de coups de pique. Est-ce le Germain, le Gaulois, le Cantabre, le Goth, le Vandale, le Lombard, qui s’est acharné contre ces murs? La vengeance de l’espèce humaine devait peser sur ce peuple libre qui ne pouvait bâtir sa grandeur qu’avec l’esclavage et le sang du reste du monde.

Je partis à la pointe du jour de Saint-André, et j’arrivai vers les deux heures après midi à Lans-le-Bourg, au pied du mont Cenis. En entrant dans le village, je vis un paysan qui tenait un aiglon par les pieds, tandis qu’une troupe impitoyable frappait le jeune roi, insultait à la faiblesse de l’âge et à la majesté tombée: le père et la mère du noble orphelin avaient été tués. On me proposa de me le vendre, mais il mourut des mauvais traitements qu’on lui avait fait subir avant que je le pusse délivrer. N’est-ce pas là le petit Louis XVII, son père et sa mère?

Ici on commence à gravir le mont Cenis, et l’on quitte la petite rivière d’Arche qui vous a conduit au pied de la montagne: de l’autre coté du mont Cenis, la Doria vous ouvre l’entrée de l’Italie. J’ai eu souvent occasion d’observer cette utilité des fleuves dans mes voyages. Non seulement ils sont eux-mêmes des grands chemins qui marchent, comme les appelle Pascal, mais ils tracent encore le chemin aux hommes et leur facilitent le passage des montagnes. C’est en côtoyant leurs rives que les nations se sont trouvées; les premiers habitants de la terre pénétrèrent, à l’aide de leur cours, dans les solitudes du monde. Les Grecs et les Romains offraient des sacrifices aux fleuves; la Fable faisait les fleuves enfants de Neptune, parce qu’ils sont formés des vapeurs de l’Océan et qu’ils mènent à la découverte des lacs et des mers; fils voyageurs, ils retournent au sein et au tombeau paternels.

Le mont Cenis du côté de la France n’a rien de remarquable. Le lac du plateau ne m’a paru qu’un petit étang. Je fus désagréablement frappé au commencement de la descente vers la Novalaise; je m’attendais, je ne sais pourquoi, à découvrir les plaines de l’Italie: je ne vis qu’un gouffre noir et profond, qu’un chaos de torrents et de précipices.

En général les Alpes, quoique plus élevées que les montagnes de l’Amérique septentrionale, ne m’ont pas paru avoir ce caractère original, cette virginité de site que l’on remarque dans les Apalaches, ou même dans les hautes terres du Canada: la hutte d’un Siminole sous un magnolia, ou d’un Chipowois sous un pin, a tout un autre caractère que la cabane d’un Savoyard sous un noyer.

Lettre deuxième à M. Joubert

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Milan, lundi matin, 21 juin 1803.

Je vais toujours commencer ma lettre, mon cher ami, sans savoir quand j’aurai le temps de la finir.

Réparation complète à l’Italie. Vous aurez vu, par mon petit journal daté de Turin, que je n’avais pas été très flatté de la première vue. L’effet des environs de Turin est beau, mais ils sentent encore la Gaule: on peut se croire en Normandie, aux montagnes près. Turin est une ville nouvelle, propre, régulière, fort ornée de palais, mais d’un aspect un peu triste.

Mes jugements se sont rectifiés en traversant la Lombardie: l’effet ne se produit pourtant sur le voyageur qu’à la longue. Vous voyez d’abord un pays fort riche dans l’ensemble, et vous dites: « C’est bien; » mais quand vous venez à détailler les objets, l’enchantement arrive. Des prairies dont la verdure surpasse la fraîcheur et la finesse des gazons anglais se mêlent à des champs de maïs, de riz et de froment; ceux-ci sont surmontés de vignes qui passent d’un échalas à l’autre, formant des guirlandes au-dessus des moissons; le tout est semé de mûriers, de noyers, d’ormeaux, de saules, de peupliers, et arrosé de rivières et de canaux. Dispersés sur ces terrains, des paysans et des paysannes, les pieds nus, un grand chapeau de paille sur la tête, fauchent les prairies, coupent les céréales, chantent, conduisent des attelages de boeufs, ou font remonter et descendre des barques sur les courants d’eau. Cette scène se prolonge pendant quarante lieues, en augmentant toujours de richesse jusqu’à Milan, centre du tableau. À droite on aperçoit l’Apennin, à gauche les Alpes.

On voyage très vite: les chemins sont excellents; les auberges, supérieures à celles de France, valent presque celles de l’Angleterre. Je commence à croire que cette France si policée est un peu barbare.

Je ne m’étonne plus du dédain que les Italiens ont conservé pour nous autres Transalpins, Visigoths, Gaulois, Germains, Scandinaves, Slaves, Anglo-Normands: notre ciel de plomb, nos villes enfumées, nos villages boueux, doivent leur faire horreur. Les villes et villages ont ici une tout autre apparence: les maisons sont grandes et d’une blancheur éclatante au dehors; les rues sont larges et souvent traversées de ruisseaux d’eau vive où les femmes lavent leur linge et baignent leurs enfants. Turin et Milan ont la régularité, la propreté, les trottoirs de Londres et l’architecture des plus beaux quartiers de Paris: il y a même des raffinements particuliers; au milieu des rues, afin que le mouvement de la voiture soit plus doux, on a placé deux rangs de pierres plates sur lesquelles roulent les deux roues: on évite ainsi les inégalités du pavé.

La température est charmante; encore me dit-on que je ne trouverai le ciel de l’Italie qu’au delà de l’Apennin: la grandeur et l’élévation des appartements empêche de souffrir de la chaleur.

23 juin.

J’ai vu le général Murat: il m’a reçu avec empressement et obligeance; je lui ai remis la lettre de l’excellente Mme Bacciochi. J’ai passé ma journée avec des aides de camp et de jeunes militaires; on ne peut être plus courtois: l’armée française est toujours la même; l’honneur est là tout entier.

J’ai dîné en grand gala chez M. de Melzi: il s’agissait d’une fête donnée à l’occasion du baptême de l’enfant du général Murat. M. de Melzi a connu mon malheureux frère: nous en avons parlé longtemps. Le vice-président a des manières fort nobles; sa maison est celle d’un prince, et d’un prince qui l’aurait toujours été. Il m’a traité poliment et froidement, et m’a tout juste trouvé dans des dispositions pareilles aux siennes.

Je ne vous parle point, mon cher ami, des monuments de Milan, et surtout de la cathédrale, qu’on achève; le gothique, même le marbre, me semble jurer avec le soleil et les moeurs de l’Italie. Je pars à l’instant; je vous écrirai de Florence et de Rome.

Lettre troisième à M. Joubert

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Rome, 27 juin au soir, en arrivant, 1803.

M’y voilà enfin! toute ma froideur s’est évanouie. Je suis accablé, persécuté par ce que j’ai vu; j’ai vu, je crois, ce que personne n’a vu, ce qu’aucun voyageur n’a peint: les sots! les âmes glacées! les barbares! Quand ils viennent ici, n’ont-ils pas traversé la Toscane, jardin anglais au milieu duquel il y a un temple, c’est-à-dire Florence? n’ont-ils pas passé en caravane, avec les aigles et les sangliers, les solitudes de cette seconde Italie appelée l’Etat romain? Pourquoi ces créatures voyagent-elles? Arrivé comme le soleil se couchait, j’ai trouvé toute la population allant se promener dans l’Arabie déserte à la porte de Rome: quelle ville! quels souvenirs!

28 juin, onze heures du soir.

J’ai couru tout ce jour, veille de la fête de saint Pierre. J’ai déjà vu le Colisée, le Panthéon, la colonne Trajane, le château Saint-Ange, Saint-Pierre; que sais-je! j’ai vu l’illumination et le feu d’artifice qui annoncent pour demain la grande cérémonie consacrée au prince des apôtres: tandis qu’on prétendait me faire admirer un feu placé au haut du Vatican, je regardais l’effet de la lune sur le Tibre; sur ces maisons romaines, sur ces ruines qui pendent ici de toutes parts.

29 juin.

Je sors de l’office à Saint-Pierre. Le pape a une figure admirable: pâle, triste, religieux, toutes les tribulations de l’Eglise sont sur son front. La cérémonie était superbe; dans quelques moments surtout elle était étonnante; mais chant médiocre, église déserte; point de peuple.

3 juillet 1803.

Je ne sais si tous ces bouts de ligne finiront par faire une lettre. Je serais honteux, mon cher ami, de vous dire si peu de chose, si je ne voulais, avant d’essayer de peindre les objets, y voir un peu plus clair. Malheureusement j’entrevois déjà que la seconde Rome tombe à son tour: tout finit.

Sa Sainteté m’a reçu hier; elle m’a fait asseoir auprès d’elle de la manière la plus affectueuse. Elle m’a montré obligeamment qu’elle lisait le Génie du Christianisme, dont elle avait un volume ouvert sur sa table. On ne peut voir un meilleur homme, un plus digne prélat et un prince plus simple: ne me prenez pas pour Mme de Sévigné. Le secrétaire d’Etat, le cardinal Gonsalvi, est un homme d’un esprit fin et d’un caractère modéré. Adieu! Il faut pourtant mettre tous ces petits papiers à la poste.

Tivoli et la Villa Adriana

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10 décembre 1803.

Je suis peut-être le premier étranger qui ait fait la course de Tivoli dans une disposition d’âme qu’on ne porte guère en voyage. Me voilà seul arrivé à sept heures du soir, le 10 décembre, à l’auberge du Temple de la Sibylle. J’occupe une petite chambre à l’extrémité de l’auberge, en face de la cascade, que j’entends mugir. J’ai essayé d’y jeter un regard; je n’ai découvert dans la profondeur de l’obscurité que quelques lueurs blanches produites par le mouvement des eaux. Il m’a semblé apercevoir au loin une enceinte formée d’arbres et de maisons, et autour de cette enceinte un cercle de montagnes. Je ne sais ce que le jour changera demain à ce paysage de nuit.

Le lieu est propre à la réflexion et à la rêverie: je remonte dans ma vie passée; je sens le poids du présent, et je cherche à pénétrer mon avenir. Où serai-je, que ferai-je, et que serai-je dans vingt ans d’ici? Toutes les fois que l’on descend en soi-même, à tous les vagues projets que l’on forme, on trouve un obstacle invincible, une incertitude causée par une certitude: cet obstacle, cette certitude est la mort, cette terrible mort qui arrête tout, qui vous frappe vous ou les autres.

Est-ce un ami que vous avez perdu? En vain avez-vous mille choses à lui dire: malheureux, isolé, errant sur la terre, ne pouvant conter vos peines ou vos plaisirs à personne, vous appelez votre ami, et il ne viendra plus soulager vos maux, partager vos joies; il ne vous dira plus: « Vous avez eu tort, vous avez eu raison d’agir ainsi. » Maintenant il vous faut marcher seul. Devenez riche, puissant, célèbre, que ferez-vous de ces prospérités sans votre ami? Une chose a tout détruit, la mort. Flots qui vous précipitez dans cette nuit profonde où je vous entends gronder, disparaissez-vous plus vite que les jours de l’homme, ou pouvez-vous me dire ce que c’est que l’homme, vous qui avez vu passer tant de générations sur ces bords?

Ce 11 décembre.

Aussitôt que le jour a paru, j’ai ouvert mes fenêtres. Ma première vue de Tivoli dans les ténèbres était assez exacte; mais la cascade m’a paru petite, et les arbres que j’avais cru apercevoir n’existaient point. Un amas de vilaines maisons s’élevait de l’autre côté de la rivière; le tout était enclos de montagnes dépouillées. Une vive aurore derrière ces montagnes, le temple de Vesta, à quatre pas de moi, dominant la grotte de Neptune, m’ont consolé. Immédiatement au-dessus de la chute, un troupeau de boeufs, d’ânes et de chevaux s’est rangé le long d’un banc de sable: toutes ces bêtes se sont avancées d’un pas dans le Teverone, ont baissé le cou et ont bu lentement au courant de l’eau qui passait comme un éclair devant elles, pour se précipiter. Un paysan sabin, vêtu d’une peau de chèvre et portant une espèce de chlamyde roulée au bras gauche, s’est appuyé sur un bâton et a regardé boire son troupeau, scène qui contrastait par son immobilité et son silence avec le mouvement et le bruit des flots.

Mon déjeuner fini, on m’a amené un guide, et je suis allé me placer avec lui sur le pont de la cascade: j’avais vu la cataracte du Niagara. Du pont de la cascade nous sommes descendus à la grotte de Neptune, ainsi nommée, je crois, par Vernet. L’Anio, après sa première chute sous le pont, s’engouffre parmi des roches et reparaît dans cette grotte de Neptune, pour aller faire une seconde chute à la grotte des Sirènes.

Le bassin de la grotte de Neptune a la forme d’une coupe: j’y ai vu boire des colombes. Un colombier creusé dans le roc, et ressemblant à l’aire d’un aigle plutôt qu’à l’abri d’un pigeon, présente à ces pauvres oiseaux une hospitalité trompeuse; ils se croient en sûreté dans ce lieu en apparence inaccessible; ils y font leur nid; mais une route secrète y mène: pendant les ténèbres, un ravisseur enlève les petits qui dormaient sans crainte au bruit des eaux sous l’aile de leur mère:

Observans nido implumes detraxit.

De la grotte de Neptune remontant à Tivoli, et sortant par la porte Angelo ou de l’Abruzze, mon cicérone m’a conduit dans le pays des Sabins, pubemque sabellum. J’ai marché à l’aval de l’Anio jusqu’à un champ d’oliviers, où s’ouvre une vue pittoresque sur cette célèbre solitude. On aperçoit à la fois le temple de Vesta, les grottes de Neptune et des Sirènes, et les cascatelles qui sortent d’un des portiques de la villa de Mécène. Une vapeur bleuâtre répandue à travers le paysage en adoucissait les plans.

On a une grande idée de l’architecture romaine lorsqu’on songe que ces masses bâties depuis tant de siècles ont passé du service des hommes à celui des éléments, qu’elles soutiennent aujourd’hui le poids et le mouvement des eaux, et sont devenues les inébranlables rochers de ces tumultueuses cascades.

Ma promenade a duré six heures. Je suis entré, en revenant à mon auberge, dans une cour délabrée, aux murs de laquelle sont appliquées des pierres sépulcrales chargées d’inscriptions mutilées. J’ai copié quelques-unes de ces inscriptions:

Que peut-il y avoir de plus vain que tout ceci? Je lis sur une pierre les regrets qu’un vivant donnait à un mort; ce vivant est mort à son tour, et après deux mille ans je viens, moi barbare des Gaules, parmi les ruines de Rome, étudier ces épitaphes dans une retraite abandonnée, moi indifférent à celui qui pleura comme à celui qui fut pleuré, moi qui demain m’éloignerai pour jamais de ces lieux, et qui disparaîtrai bientôt de la terre.

Tous ces poètes de Rome qui passèrent à Tibur se plurent à retracer la rapidité de nos jours: Carpe diem, disait Horace; Te spectem suprema mihi cum venerit hora, disait Tibulle: Virgile peignait cette dernière heure: Invalidasque tibi tendens, heu! non tua, palmas. Qui n’a perdu quelque objet de son affection? Qui n’a vu se lever vers lui des bras défaillants? Un ami mourant a souvent voulu que son ami lui prît la main pour le retenir dans la vie, tandis qu’il se sentait entraîné par la mort. Heu! non tua! Ce vers de Virgile est admirable de tendresse et de douleur. Malheur à qui n’aime pas les poètes! je dirais presque d’eux ce que dit Shakespeare des hommes insensibles à l’harmonie.

Je retrouvai en rentrant chez moi la solitude que j’avais laissée au dehors. La petite terrasse de l’auberge conduit au temple de Vesta. Les peintres connaissent cette couleur des siècles que le temps applique aux vieux monuments, et qui varie selon les climats: elle se retrouve au temple de Vesta. On fait le tour du petit édifice entre le péristyle et la cella en une soixantaine de pas. Le véritable temple de la Sibylle contraste avec celui-ci par la forme carrée et le style sévère de son ordre d’architecture. Lorsque la chute de l’Anio était placée un peu plus à droite, comme on le suppose, le temple devait être immédiatement suspendu sur la cascade: le lieu était propre à l’inspiration de la prêtresse et à l’émotion religieuse de la foule.

J’ai jeté un dernier regard sur les montagnes du nord que les brouillards du soir couvraient d’un rideau blanc, sur la vallée du midi, sur l’ensemble du paysage, et je suis retourné à ma chambre solitaire. À une heure du matin, le vent soufflant avec violence, je me suis levé, et j’ai passé le reste de la nuit sur la terrasse. Le ciel était chargé de nuages, la tempête mêlait ses gémissements, dans les colonnes du temple, au bruit de la cascade: on eût cru entendre des voix tristes sortir des soupiraux de l’antre de la Sibylle. La vapeur de la chute de l’eau remontait vers moi du fond du gouffre comme une ombre blanche: c’était une véritable apparition. Je me croyais transporté au bord des grèves ou dans les bruyères de mon Armorique, au milieu d’une nuit d’automne; les souvenirs du toit paternel effaçaient pour moi ceux des foyers de César: chaque homme porte en lui un monde composé de tout ce qu’il a vu et aimé, et où il rentre sans cesse, alors même qu’il parcourt et semble habiter un monde étranger.

Dans quelques heures je vais aller visiter la villa Adriana.

12 décembre.

La grande entrée de la villa Adriana était à l’Hippodrome, sur l’ancienne voie Tiburtine, à très peu de distance du tombeau des Plautius. Il ne reste aucun vestige d’antiquités dans l’Hippodrome, converti en champs de vignes.

En sortant d’un chemin de traverse fort étroit, une allée de cyprès, coupée par la cime, m’a conduit à une méchante ferme, dont l’escalier croulant était rempli de morceaux de porphyre, de vert antique, de granit, de rosaces de marbre blanc et de divers ornements d’architecture. Derrière cette ferme se trouve le théâtre romain, assez bien conservé: c’est un demi-cercle composé de trois rangs de sièges. Ce demi-cercle est formé par un mur en ligne droite qui lui sert comme de diamètre; l’orchestre et le théâtre faisaient face à la loge de l’empereur.

Le fils de la fermière, petit garçon presque tout nu, âgé d’environ douze ans, m’a montré sa loge et les chambres des acteurs. Sous les gradins destinés aux spectateurs, dans un endroit où l’on dépose les instruments de labourage, j’ai vu le torse d’un Hercule colossal, parmi des socs, des herses et des râteaux: les empires naissent de la charrue et disparaissent sous la charrue.

L’intérieur du théâtre sert de basse-cour et de jardin à la ferme: il est planté de pruniers et de poiriers. Le puits que l’on a creusé au milieu est accompagné de deux piliers qui portent les seaux; un de ces piliers est composé de boue séchée et de pierres entassées au hasard, l’autre est fait d’un beau tronçon de colonne cannelée; mais pour dérober la magnificence de ce second pilier, et le rapprocher de la rusticité du premier, la nature a jeté dessus un manteau de lierre. Un troupeau de porcs noirs fouillait et bouleversait le gazon qui recouvre les gradins du théâtre: pour ébranler les sièges des maîtres de la terre, la Providence n’avait eu besoin que de faire croître quelques racines de fenouil entre les jointures de ces sièges et de livrer l’ancienne enceinte de l’élégance romaine aux immondes animaux du fidèle Eumée.

Du théâtre, en montant par l’escalier de la ferme, je suis arrivé à la Palestrine, semée de plusieurs débris. La voûte d’une salle conserve des ornements d’un dessin exquis.

Là commence le vallon appelé par Adrien la Vallée de Tempé:

Est nemus Aemoniae, praerupta quod undique claudit
Sylva.

J’ai vu à Stowe, en Angleterre, la répétition de cette fantaisie impériale; mais Adrien avait taillé son jardin anglais en homme qui possédait le monde.

Au bout d’un petit bois d’ormes et de chênes verts, on aperçoit des ruines qui se prolongent le long de la vallée de Tempé; doubles et triples portiques, qui servaient à soutenir les terrasses des fabriques d’Adrien. La vallée continue à s’étendre à perte de vue vers le midi; le fond en est planté de roseaux, d’oliviers et de cyprès. La colline occidentale du vallon, figurant la chaîne de l’Olympe, est décorée par la masse du Palais, de la Bibliothèque, des Hospices, des temples d’Hercule et de Jupiter, et par les longues arcades festonnées de lierre qui portaient ces édifices. Une colline parallèle, mais moins haute, borde la vallée à l’orient; derrière cette colline s’élèvent en amphithéâtre les montagnes de Tivoli, qui devaient représenter l’Ossa.

Dans un champ d’oliviers, un coin du mur de la villa de Brutus fait le pendant des débris de la villa de César. La liberté dort en paix avec le despotisme: le poignard de l’une et la hache de l’autre ne sont plus que des fers rouillés ensevelis sous les mêmes décombres.

De l’immense bâtiment qui, selon la tradition, était consacré à recevoir les étrangers, on parvient, en traversant des salles ouvertes de toutes parts, à l’emplacement de la Bibliothèque. Là commence un dédale de ruines entrecoupées de jeunes taillis, de bouquets de pins, de champs d’oliviers de plantations diverses qui charment les yeux et attristent le coeur.

Un fragment détaché tout à coup de la voûte de la Bibliothèque a roulé à mes pieds, comme je passais: un peu de poussière s’est élevée, quelques plantes ont été déchirées et entraînées dans sa chute. Les plantes renaîtront demain; le bruit et la poussière se sont dissipés à l’instant: voilà ce nouveau débris couché pour des siècles auprès de ceux qui paraissaient l’attendre. Les empires se plongent de la sorte dans l’éternité, où ils gisent silencieux. Les hommes ne ressemblent pas mal aussi à ces ruines qui viennent tour à tour joncher la terre: la seule différence qu’il y ait entre eux, comme entre ces ruines, c’est que les uns se précipitent devant quelques spectateurs, et que les autres tombent sans témoins.

J’ai passé de la Bibliothèque au cirque du Lycée: on venait d’y couper des broussailles pour faire du feu. Ce cirque est appuyé contre le temple des Stoïciens. Dans le passage qui mène à ce temple, en jetant les yeux derrière moi, j’ai aperçu les hauts murs lézardés de la Bibliothèque, lesquels dominaient les murs moins élevés du Cirque. Les premiers, à demi cachés dans des cimes d’oliviers sauvages, étaient eux-mêmes dominés d’un énorme pin à parasol, et au-dessus de ce pin s’élevait le dernier pic du mont Calva, coiffé d’un nuage. Jamais le ciel et la terre, les ouvrages de la nature et ceux des hommes ne se sont mieux mariés dans un tableau.

Le temple des Stoïciens est peu éloigné de la place d’Armes. Par l’ouverture d’un portique, on découvre, comme dans un optique, au bout d’une avenue d’oliviers et de cyprès, la montagne de Palomba, couronnée du premier village de la Sabine. À gauche du Poecile, et sous le Poecile même, on descend dans les Cento-Cellae des gardes prétoriennes: ce sont des loges voûtées de huit pieds à peu près en carré, à deux, trois et quatre étages, n’ayant aucune communication entre elles, et recevant le jour par la porte. Un fossé règne le long de ces cellules militaires, où il est probable qu’on entrait au moyen d’un pont mobile. Lorsque les cent ponts étaient abaissés, que les prétoriens passaient et repassaient sur ces ponts, cela devait offrir un spectacle singulier, au milieu des jardins de l’empereur philosophe qui mit un dieu de plus dans l’olympe. Le laboureur du patrimoine de saint Pierre fait aujourd’hui sécher sa moisson dans la caserne du légionnaire romain. Quand le peuple-roi et ses maîtres élevaient tant de monuments fastueux, ils ne se doutaient guère qu’ils bâtissaient les caves et les greniers d’un chevrier de la Sabine et d’un fermier d’Albano.

Après avoir parcouru une partie des Cento-Cellae, j’ai mis un assez long temps à me rendre dans la partie du jardin dépendante des Thermes des femmes: là, j’ai été surpris par la pluie.

Je me suis souvent fait deux questions au milieu des ruines romaines: les maisons des particuliers étaient composées d’une multitude de portiques, de chambres voûtées, de chapelles, de salles, de galeries souterraines, de passages obscurs et secrets: à quoi pouvait servir tant de logement pour un seul maître? Les offices des esclaves, des hôtes, des clients, étaient presque toujours construites à part.

Pour résoudre cette première question, je me figure le citoyen romain dans sa maison comme une espèce de religieux qui s’était bâti des cloîtres. Cette vie intérieure, indiquée par la seule forme des habitations, ne serait-elle point une des causes de ce calme qu’on remarque dans les écrits des anciens? Cicéron retrouvait dans les longues galeries de ses habitations, dans les temples domestiques qui y étaient cachés, la paix qu’il avait perdue au commerce des hommes. Le jour même que l’on recevait dans ces demeures semblait porter à la quiétude. Il descendait presque toujours de la voûte ou des fenêtres percées très haut; cette lumière perpendiculaire, si égale et si tranquille, avec laquelle nous éclairons nos salons de peinture, servait, si j’ose m’exprimer ainsi, servait au Romain à contempler le tableau de sa vie. Nous, il nous faut des fenêtres sur des rues, sur des marchés et des carrefours. Tout ce qui s’agite et fait du bruit nous plaît; le recueillement, la gravité, le silence, nous ennuient.

La seconde question que je me fais est celle-ci: Pourquoi tant de monuments consacrés aux mêmes usages? on voit incessamment des salles pour des bibliothèques, et il y avait peu de livres chez les anciens. On rencontre à chaque pas des thermes: les thermes de Néron, de Titus, de Caracalla, de Dioclétien, etc. Quand Rome eut été trois fois plus peuplée qu’elle ne l’a jamais été, la dixième partie de ces bains aurait suffi aux besoins publics.

Je me réponds qu’il est probable que ces monuments furent dès l’époque de leur érection de véritables ruines et des lieux délaissés. Un empereur renversait ou dépouillait les ouvrages de son devancier, afin d’entreprendre lui-même d’autres édifices, que son successeur se hâtait à son tour d’abandonner. Le sang et les sueurs des peuples furent employés aux inutiles travaux de la vanité d’un homme, jusqu’au jour où les vengeurs du monde, sortis du fond de leurs forêts, vinrent planter l’humble étendard de la croix sur ces monuments de l’orgueil.

La pluie passée, j’ai visité le Stade, pris connaissance du temple de Diane, en face duquel s’élevait celui de Vénus, et j’ai pénétré dans les décombres du palais de l’empereur. Ce qu’il y a de mieux conservé dans cette destruction informe est une espèce de souterrain ou de citerne formant un carré, sous la cour même du palais. Les murs de ce souterrain étaient doubles: chacun des deux murs a deux pieds et demi d’épaisseur, et l’intervalle qui les sépare est de deux pouces.

Sorti du palais, je l’ai laissé sur la gauche derrière moi, en m’avançant à droite vers la campagne romaine. À travers un champ de blé, semé sur des caveaux, j’ai abordé les thermes, connus encore sous le nom de chambres des philosophes ou de salles prétoriennes: c’est une des ruines les plus imposantes de toute la villa. La beauté, la hauteur, la hardiesse et la légèreté des voûtes, les divers enlacements des portiques qui se croisent, se coupent ou se suivent parallèlement, le paysage qui joue derrière ce grand morceau d’architecture, produisent un effet surprenant. La villa Adriana a fourni quelques restes précieux de peinture. Le peu d’arabesques que j’y ai vues est d’une grande sagesse de composition et d’un dessin aussi délicat que pur.

La Naumachie se trouve derrière les thermes, bassin creusé de main d’homme, où d’énormes tuyaux, qu’on voit encore, amenaient des neuves. Ce bassin, maintenant à sec, était rempli d’eau, et l’on y figurait des batailles navales. On sait que dans ces fêtes un ou deux milliers d’hommes s’égorgeaient quelquefois pour divertir la populace romaine.

Autour de la Naumachie s’élevaient des terrasses destinées aux spectateurs: ces terrasses étaient appuyées par des portiques qui servaient de chantiers ou d’abris aux galères.

Un temple imité de celui de Sérapis en Egypte ornait cette scène. La moitié du grand dôme de ce temple est tombée. À la vue de ces piliers sombres, de ces cintres concentriques, de ces espèces d’entonnoirs où mugissait l’oracle, on sent qu’on n’habite plus l’Italie et la Grèce, que le génie d’un autre peuple a présidé à ce monument. Un vieux sanctuaire offre sur ses murs verdâtres et humides quelques traces du pinceau. Je ne sais quelle plainte errait dans l’édifice abandonné.

J’ai gagné de là le temple de Pluton et de Proserpine, vulgairement appelé l’Entrée de l’Enfer. Ce temple est maintenant la demeure d’un vigneron: je n’ai pu y pénétrer: le maître comme le dieu n’y était pas. Au-dessous de l’Entrée de l’Enfer s’étend un vallon appelé le Vallon du Palais: on pourrait le prendre pour l’Elysée. En avançant vers le midi, et suivant un mur qui soutenait les terrasses attenantes au temple de Pluton, j’ai aperçu les dernières ruines de la villa, situées à plus d’une lieue de distance.

Revenu sur mes pas, j’ai voulu voir l’académie, formée d’un jardin, d’un temple d’Apollon et de divers bâtiments destinés aux philosophes. Un paysan m’a ouvert une porte pour passer dans le champ d’un autre propriétaire, et je me suis trouvé à l’Odéon et au théâtre grec: celui-ci est assez bien conservé quant à la forme. Quelque génie mélodieux était sans doute resté dans ce lieu consacré à l’harmonie, car j’y ai entendu siffler le merle le 12 décembre: une troupe d’enfants occupés à cueillir les olives faisait retentir de ses chants des échos qui peut-être avaient répété les vers de Sophocle et la musique de Timothée.

Là s’est achevée ma course, beaucoup plus longue qu’on ne la fait ordinairement: je devais cet hommage à un prince voyageur. On trouve plus loin le grand portique, dont il reste peu de chose; plus loin encore, les débris de quelques bâtiments inconnus; enfin, les Colle di San Stefano, où se termine la villa, portent les ruines du Prytanée.

Depuis l’Hippodrome jusqu’au Prytanée, la villa Adriana occupait les sites connus à présent sous le nom de Rocca Brana, Palazza, Aqua Fera et les Colle di San Stefano.

Adrien fut un prince remarquable, mais non un des plus grands empereurs romains; c’est pourtant un de ceux dont on se souvient le plus aujourd’hui. Il a laissé partout ses traces: une muraille célèbre dans la Grande-Bretagne, peut-être l’arène de Nîmes et le pont du Gard dans les Gaules, des temples en Egypte, des aqueducs à Troie, une nouvelle ville à Jérusalem et à Athènes, un pont où l’on passe encore, et une foule d’autres monuments à Rome, attestent le goût, l’activité et la puissance d’Adrien. Il était lui-même poète, peintre et architecte. Son siècle est celui de la restauration des arts.

La destinée du Mole Adriani est singulière: les ornements de ce sépulcre servirent d’armes contre les Goths. La civilisation jeta des colonnes et des statues à la tête de la barbarie, ce qui n’empêcha pas celle-ci d’entrer. Le mausolée est devenu la forteresse des papes; il s’est aussi converti en une prison; ce n’est pas mentir à sa destination primitive. Ces vastes édifices élevés sur les cendres des hommes n’agrandissent point les proportions du cercueil: les morts sont dans leur loge sépulcrale comme cette statue assise dans un temple trop petit d’Adrien; s’ils voulaient se lever, ils se casseraient la tête contre la voûte.

Adrien, en arrivant au trône, dit tout haut à l’un de ses ennemis: « Vous voilà sauvé. » Le mot est magnanime. Mais on ne pardonne pas au génie comme on pardonne à la politique: le jaloux Adrien, en voyant les chefs-d’oeuvre d’Apollodore, se dit tout bas: « Le voilà perdu; » et l’artiste fut tué.

Je n’ai pas quitté la villa Adriana sans remplir d’abord mes poches de petits fragments de porphyre, d’albâtre, de vert antique, de morceaux de stuc peint et de mosaïque; ensuite j’ai tout jeté.

Elles ne sont déjà plus pour moi, ces ruines, puisqu’il est probable que rien ne m’y ramènera. On meurt à chaque moment pour un temps, une chose, une personne qu’on ne reverra jamais: la vie est une mort successive. Beaucoup de voyageurs, mes devanciers, ont écrit leur nom sur les marbres de la villa Adriana; ils ont espéré prolonger leur existence en attachant à des lieux célèbres un souvenir de leur passage; ils se sont trompés. Tandis que je m’efforçais de lire un de ces noms, nouvellement crayonné et que je croyais reconnaître, un oiseau s’est envolé d’une touffe de lierre; il a fait tomber quelques gouttes de la pluie passée; le nom a disparu.

À demain la villa d’Est.

Le Vatican

Table des matières

22 décembre 1802.

J’ai visité le Vatican à une heure. Beau jour, soleil brillant, air extrêmement doux.

Solitude de ces grands escaliers, ou plutôt de ces rampes où l’on peut monter avec des mulets; solitude de ces galeries ornées des chefs-d’oeuvre du génie, où les papes d’autrefois passaient avec toutes leurs pompes; solitude de ces Loges que tant d’artistes célèbres ont étudiées, que tant d’hommes illustres ont admirées: le Tasse, Arioste, Montaigne, Milton, Montesquieu, des reines, des rois ou puissants tombés, et tous ces pèlerins de toutes les parties du monde.

Dieu débrouillant le chaos.

J’ai remarqué l’ange qui suit Loth et sa femme.

Belle vue de Frascati pardessus Rome, au coin ou au coude de la galerie.

Entrée dans les Chambres. — Bataille de Constantin: le tyran et son cheval se noyant.

Saint Léon arrêtant Attila. Pourquoi Raphael a-t-il donné un air fier et non religieux au groupe chrétien? pour exprimer le sentiment de l’assistance divine.

Le Saint-Sacrement, premier ouvrage de Raphael: froid, nulle piété, mais disposition et figures admirables.

Apollon, les Muses et les Poètes. — Caractère des poètes bien exprimé. Singulier mélange.

Héliodore chassé du temple. — Un ange remarquable, une figure de femme céleste, imitée par Girodet dans son Ossian.

L’incendie du bourg. — La femme qui porte un vase: copiée sans cesse. Contraste de l’homme suspendu et de l’homme qui veut atteindre l’enfant; l’art trop visible. Toujours la femme et l’enfant rendus mille fois par Raphael, et toujours excellemment.

L’Ecole d’Athènes: j’aime autant le carton.